Comment une banque française a fait main basse sur Haïti

TELEPLURIEL reproduit  in extenso l’un des articles du New York Times qui mettent en lumière le pillage d’Haïti par les puissances impérialistes. Il est signé par les journalistes Catherine Porter, Constant Méheut, Matt Apuzzo et Selam Gebrekidan.

Sur l’invitation à dîner, chaque phrase est ponctuée d’un ornement à l’encre : une triple boucle calligraphique de convenance pour une nuit de banquet, de danses et de feux d’artifices au palais présidentiel d’Haïti.

Depuis plus d’un demi-siècle, le pays vit étouffé par ses dettes. Même après avoir évincé la puissance coloniale française lors de sa guerre d’indépendance, Haïti a été forcé de payer une rançon d’un montant équivalent à plusieurs centaines de millions de dollars à ses anciens esclavagistes, le prix d’une liberté déjà obtenue sur le champ de bataille.

Mais en cette nuit du 25 septembre 1880, les derniers paiements de cette rançon semblent enfin à portée de vue. Haïti n’aura plus à tituber d’une crise à l’autre, ni à garder un œil sur l’horizon, à l’affût d’un retour de navires de guerre français. Lysius Salomon, son nouveau président, a réussi un tour de force qui semblait impossible depuis la création du pays.

“Le pays sera bientôt doté d’une banque”, annonce-t-il à ses invités en portant un toast. Dehors, des soldats paradent dans des rues bardées de gigantesques drapeaux.

Salomon a des raisons d’être optimiste. Après tout, les banques nationales en Europe ont financé chemins de fer et usines, atténué les chocs des récessions et apporté de la stabilité à la gestion des affaires publiques. Elles ont participé à la naissance d’un Paris majestueux, avec ses grandes avenues, son eau potable et ses égouts — autant d’investissements qui porteront leurs fruits pendant longtemps.

C’est désormais au tour d’Haïti de profiter d’un “grand évènement, qui fera époque dans nos annales”, clame Salomon.

Mais tout cela n’était qu’une illusion.

La Banque Nationale d’Haïti, sur laquelle tant d’espoirs étaient fondés ce soir-là, n’avait en fait de nationale que le nom. Loin d’être la clé du salut du pays, la banque a été, dès sa création, un instrument aux mains de financiers français et un moyen de garder une mainmise asphyxiante sur l’ancienne colonie jusqu’au 20e siècle.

Derrière cette banque fantoche, on retrouve un nom bien connu des Français : le Crédit Industriel et Commercial (CIC).

Alors qu’à Paris, le CIC participe au financement de la tour Eiffel, symbole de l’universalisme français, il étouffe au même moment l’économie haïtienne en rapatriant en France une grande parties des revenus publics du pays, au lieu de les investir dans la construction d’écoles, d’hôpitaux et autres institutions essentielles à toute nation indépendante.

Pesant 335 milliards de dollars, le CIC est aujourd’hui une filiale du Crédit Mutuel, l’un des plus grands conglomérats financiers d’Europe. Mais la banque a laissé derrière elle en Haïti un lourd héritage d’extraction financière et d’espoirs déçus — même pour un pays qui a longtemps souffert de ces deux maux.

Haïti fut la première nation moderne à obtenir son indépendance grâce à une révolte d’esclaves, avant d’être entravée financièrement sur plusieurs générations par les réparations exigées au bénéfice des anciens colons français.

Et au moment où ces paiements étaient sur le point d’être acquittés, le CIC et sa Banque Nationale — ceux-là mêmes qui portaient une promesse d’indépendance financière — ont enfermé Haïti dans un tourbillon de nouvelles dettes s’étalant sur plusieurs décennies.

La Banque Nationale était contrôlée depuis Paris par des membres de l’élite française, y compris un descendant d’un des plus riches esclavagistes de Saint-Domingue, le nom d’Haïti pendant la colonisation française. Les livres de comptes de la banque ne laissent percevoir aucune trace d’investissement dans des entreprises haïtiennes ou dans d’ambitieux projets comme ceux ayant modernisé l’Europe.

Les dossiers découverts par The New York Times démontrent plutôt que le CIC a siphonné des dizaines de millions de dollars à Haïti, au bénéfice d’investisseurs français.

La Banque Nationale prélevait des frais et commissions sur presque toutes les transactions effectuées par le gouvernement haïtien. Certaines années, les profits de ses actionnaires français étaient si élevés qu’ils dépassaient le budget entier dédié aux travaux publics, dans un pays comptant alors 1,5 millions d’habitants.

De ce passé, on ne trouve pratiquement plus de traces. Selon les chercheurs, la plupart des archives du CIC ont été détruites. Haïti n’apparaît pas dans l’historique que la banque utilise pour promouvoir son ancienneté. En 2009, lorsqu’elle commande une histoire officielle pour commémorer son 150e anniversaire, Haïti y est à peine mentionné. Le CIC est “une banque sans mémoire”, affirme Nicolas Stoskopf, l’universitaire qui a rédigé cette histoire.

Paul Gibert, un porte-parole du CIC, a indiqué que la banque n’avait pas d’informations sur ce passé et a décliné plusieurs demandes d’entretien pour en discuter. “La banque que nous gérons aujourd’hui est très différente”, explique-t-il. (Après la parution de cet article, le président du Crédit Mutuel, propriétaire du CIC, a indiqué que des chercheurs seraient recrutés pour étudier le passé de la banque en Haïti et son rôle dans une quelconque “colonisation financière”. )

Le meurtre du président haïtien, assassiné en toute impunité dans sa chambre, les nombreux enlèvements et l’anarchie régnant dans les zones de Port-au-Prince contrôlées par les gangs posent aujourd’hui avec une urgence renouvelée une question qui taraude depuis longtemps l’Occident : pourquoi Haïti semble-t-il enfermé dans une crise sans fin, avec un niveau d’analphabétisme vertigineux, la faim, la maladie et des salaires journaliers de 2 dollars ? Pourquoi ce pays n’a-t-il ni transports publics, ni réseau d’électricité fiable, ni système de collecte de déchets ou égouts ?

La corruption chronique des dirigeants du pays constitue sans aucun doute une partie de la réponse. Mais une autre partie se trouve dans des textes tombés dans l’oubli, éparpillés à travers Haïti et la France dans des centres d’archives et des bibliothèques.

Le Times a passé au crible des archives diplomatiques et documents bancaires datant du 19e siècle et rarement, sinon jamais, étudiés par les historiens. L’ensemble de ces documents indique clairement que le CIC, avec le concours de membres corrompus de l’élite haïtienne, a laissé au pays tout juste de quoi fonctionner — et encore moins de quoi construire une nation.

Au début du 20e siècle, la moitié de l’impôt sur le café haïtien, de loin la source de revenus publics la plus importante, revenait aux investisseurs français du CIC et de la Banque Nationale. Après déduction des autres dettes d’Haïti, le gouvernement se retrouvait avec des miettes — 6 cents pour chaque 3 dollars d’impôts collectés — pour diriger le pays.

Les documents consultés aident à comprendre pourquoi Haïti est resté sur la touche pendant une période aussi riche de modernisation et d’optimisme que la Belle Époque, surnommée la “Période Dorée” aux États-Unis. Cette ère prolifique a bénéficié tant aux puissances lointaines qu’aux pays en développement voisins. Haïti, à l’inverse, n’avait guère de quoi investir dans des choses aussi élémentaires que l’eau courante, l’électricité ou l’éducation.

Les dégâts causés furent immenses. Les documents analysés démontrent que, pendant trois décennies, les actionnaires français de la Banque Nationale ont engrangé des bénéfices équivalent à au moins 136 millions de dollars actuels — soit autant qu’une année entière de recettes fiscales d’Haïti à l’époque.

Le Times a fait valider sa méthodologie et les sources utilisées pour ces calculs par plusieurs historiens économiques et comptables. L’économiste Éric Monnet, de la Paris School of Economics, résume ainsi le rôle de la Banque Nationale : de la “pure extraction”.

Les pertes cumulées pour Haïti sont en fait encore plus importantes : si les sommes siphonnées par la Banque Nationale étaient restées dans le pays, elles auraient enrichi l’économie haïtienne d’au moins 1,7 milliards de dollars au fil des ans — soit plus que la totalité des revenus publics du pays en 2021.

Et cela si cet argent était simplement resté dans l’économie haïtienne, circulant parmi les agriculteurs, ouvriers et commerçants, sans être investi dans des ponts, écoles et autres usines — le type d’investissement qui participe à la prospérité d’une nation.

De manière encore plus significative, les fonds siphonnés par la Banque Nationale ont succédé à des décennies de réparations payées aux anciens esclavagistes français et qui ont infligé jusqu’à 115 milliards de dollars de pertes à l’économie haïtienne au cours des deux derniers siècles.

Après les feux d’artifice et le festin au palais présidentiel, il n’a pas fallu longtemps à Haïti pour se rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond. La Banque Nationale a tellement prélevé et si peu redistribué que les Haïtiens l’ont rapidement surnommée “la Bastille financière”, en référence à la tristement célèbre prison, devenue symbole d’une monarchie française despotique.

  • Dès 1880, l’homme politique et économiste haïtien Edmond Paul écrivait ainsi : “N’est-ce pas drôle qu’une banque qui prétend venir au secours d’un trésor public obéré commence, au lieu d’y mettre de l’argent, par emporter tout ce qu’il y avait de valeur ?”.

Espoirs et aspirations

En cette fin de 19e siècle, le président d’Haïti n’est pas le seul à avoir de folles ambitions. À Paris, Henri Durrieu, le président du Crédit Industriel et Commercial, n’est lui aussi pas en reste.

M. Durrieu n’est pas né dans le monde de la haute finance. Il débute sa carrière en tant que percepteur des impôts, comme son père. Lorsqu’il rejoint le nouvellement créé CIC, il a déjà la quarantaine. Mais la banque connaît des débuts difficiles. Elle a beau être la première en France à proposer des comptes courants, ce nouveau produit ne prend pas et, dans les années 1870, l’entreprise reste cantonnée au second rang des banques françaises.

Le CIC a pourtant un avantage : il est la banque privilégiée de la plupart des bourgeois catholiques du pays, des clients fortunés désirant des investissements à forte rentabilité.

Avec un certain goût du risque, M. Durrieu va s’inspirer des banques publiques alors créées dans certaines colonies françaises, comme le Sénégal et la Martinique. Lui et ses collègues sont fascinés par l’idée de “créer une banque dans ces pays riches mais lointains”, comme ils l’écrivent dans des notes manuscrites retrouvées aux Archives nationales de France.

Ces banques “donnent en général de brillants résultats”, concluent les pères fondateurs de la Banque Nationale d’Haïti.

Haïti, “un pays neuf pour le crédit, pays d’une richesse proverbiale”, semble donc constituer un bon pari.

L’utilisation du mot “richesse” peut étrangement sonner dans la bouche d’un banquier parisien pour décrire le Haïti de l’époque. Sa capitale, Port-au-Prince, est alors envahie par les déchets ménagers et humains, qui vont s’échouer dans le port. Les rues et les infrastructures sont si délabrées que les Haïtiens en ont fait un dicton : “Contourne un pont mais ne le franchis jamais.”

Mais si les Haïtiens sont pauvres, le pays, lui, peut rendre riche. Comme l’écrit le diplomate britannique Spenser St. John en 1884, “aucun pays ne possède de plus grandes capacités, ou une meilleure position géographique, ou une plus grande variété de sols, de climats, ou de productions.”

Les colons français avaient fait main basse sur ces richesses. D’abord par le fouet, puis avec une flottille de navires de guerres exigeant des réparations pour les plantations, les terres et les esclaves, qu’ils considéraient comme autant de biens perdus après la révolution haïtienne. C’est le seul et unique cas où un peuple libre a dû payer les descendants de ses anciens esclavagistes.

Un demi-siècle plus tard, M. Durrieu et le CIC approchaient Haïti avec une tactique différente : la main tendue d’un associé.

“On doit plus qu’avant”

M. Durrieu savait vendre du rêve.

En 1875, le CIC, à l’aide d’un partenaire aujourd’hui disparu, octroyait à Haïti un prêt de 36 millions de francs, soit environ 174 millions de dollars aujourd’hui. L’argent devait servir à construire des ponts, des marchés, des chemins de fer et des phares.

Dans le monde entier, l’époque est alors à l’investissement. L’Angleterre fait passer des lois rendant la scolarité obligatoire et construit de nouvelles écoles. Paris ouvre un aqueduc long de 156 kilomètres qui achemine de l’eau potable vers la capitale. À New York, les arches emblématiques du pont de Brooklyn s’élèvent au-dessus de l’East River — une merveille d’ingénierie qui transformera à jamais l’économie de la ville.

Outre le financement d’infrastructures, le contrat du prêt indique que 20 % des sommes seront dévolues au remboursement du restant des dettes liées aux anciens esclavagistes francais.

“Le pays sortira enfin de son malaise”, prédit cette année-là le rapport annuel du gouvernement haïtien. “Nos finances prospèrent.”

Rien de tout cela n’aura lieu. Dès le début, les banquiers français conservent 40 % du montant du prêt en commissions et frais divers. Le reste ne servira qu’à rembourser de vieilles dettes, ou disparaîtra dans les poches de politiques haïtiens corrompus.

“Aucun de ces buts n’a été atteint”, déclare un sénateur haïtien en 1877. “On doit plus qu’avant.”

Le prêt de 1875 a deux conséquences importantes. La première est ce que l’économiste Thomas Piketty nomme la transition du “colonialisme brutal” au “néocolonialisme par la dette”. Avec ce prêt, Haïti se voit imposer des millions de dollars de nouveaux intérêts, dans le seul espoir de se débarrasser enfin du fardeau des paiements à ses anciens colons.

De cette façon, le prêt a contribué à prolonger la servitude financière d’Haïti envers la France. Bien après que les familles d’anciens esclavagistes aient été remboursées, Haïti a continué à payer — cette fois-ci, auprès du CIC.

Les dirigeants haïtiens ont bien sûr une part de responsabilité. Certains chercheurs estiment que ce prêt démontre justement l’égoïsme de certains politiques, plus prompts à se servir qu’à développer leur pays.

La seconde conséquence a elle des effets immédiats. Initialement, le prêt oblige le gouvernement haïtien à verser au CIC et à son partenaire financier près de la moitié des taxes gouvernementales sur les exportations, comme celles sur le café, jusqu’à ce que la dette soit remboursée, étouffant ainsi la principale source de revenus du pays.

Forts de cette première étape, M. Durrieu et le CIC ont la main sur une grande partie de l’avenir financier d’Haïti. Mais M. Durrieu ne compte pas s’arrêter là.

La Banque Nationale

Les tentatives d’Haïti pour créer une banque nationale durent depuis des années : le prédécesseur du président Salomon avait même acheté des coffres dans ce but. Il faut attendre 1880 pour que les espoirs d’indépendance financière d’Haïti s’alignent parfaitement avec les ambitions de M. Durrieu.

Le contrat donnant naissance à la Banque Nationale d’Haïti ressemble à une série de concessions. M. Durrieu et ses collègues prennent le contrôle du Trésor public haïtien. L’impression du papier-monnaie, la perception des impôts et le paiement des salaires des fonctionnaires sont désormais entre leurs mains. À chaque fois que le gouvernement haïtien dépose de l’argent ou paie une facture, la Banque Nationale prend une commission.

Et, s’il y avait le moindre doute quant à la destination de ces commissions, les statuts stipulent que la Banque Nationale sera enregistrée en France, exemptée d’impôts en Haïti et immunisée contre les lois du pays. Tous les pouvoirs sont remis aux mains du conseil d’administration à Paris. Haïti n’a donc pas son mot à dire dans la gestion de sa propre banque centrale.

Le siège social de la banque — qui se trouve être aussi celui du CIC — se trouve dans le 9e arrondissement de Paris, à l’ombre du somptueux palais de l’Opéra Garnier.

M. Durrieu devient le premier président d’un conseil d’administration qui sera composé de banquiers et hommes d’affaires français, dont notamment Édouard Delessert, arrière-petit-fils d’un des plus grands esclavagistes de l’histoire de Saint-Domingue, Jean-Joseph de Laborde.

Les notes manuscrites issues du conseil d’administration clarifient, dès le début, qui est aux commandes. Comme l’écrit l’Association Financière de Paris en 1896 : “La Banque Nationale d’Haïti est une institution financière française, dont le siège social, ouvert aux obligataires, est à Paris. Ses établissements à Haïti ne sont que des succursales, placées sous l’autorité et le contrôle du siège social.”

Le pari de M. Durrieu va payer. À une époque où les rendements sur investissement en France tournent autour de 5 %, les membres du conseil d’administration et les actionnaires de la Banque Nationale d’Haïti touchent en moyenne 15 % par an, selon une analyse de bilans financiers réalisée par The New York Times. Certaines années, ces rendements approchent même 24 %.

M. Durrieu s’en sort aussi très bien. Le contrat lui garantit des “parts bénéficiaires” dans la banque, dont la valeur s’élèverait aujourd’hui à des millions de dollars.

L’année même où il inaugure la Banque Nationale d’Haïti, M. Durrieu est nommé commandeur de la Légion d’Honneur, une distinction décernée pour services rendus à la nation.

“Trahis par leurs propres frères”

Qu’Haïti accepte des conditions aussi écrasantes — en particulier venant d’une banque à l’origine d’un précédent prêt si largement critiqué — donne un aperçu de son désespoir. Mais cela met aussi en lumière une figure récurrente dans l’histoire du pays : le membre égoïste de la haute société haïtienne, qui réussit alors que son pays souffre.

Dans le cas de la Banque Nationale, Haïti confie les négociations à Charles Laforestrie, un diplomate haïtien ayant vécu la plupart de sa vie à Paris. Le journal français La Petite Presse le décrit alors comme un homme que le “bonheur avait toujours pris par la main pour le faire s’asseoir aux meilleures places de l’État.”

Lorsque les banquiers parisiens organisent une fête pour célébrer le prêt de 1875, M. Laforestrie fait une entrée remarquée. À une époque où les cultivateurs de café haïtiens élèvent leurs familles avec environ 70 cents par jour, M. Laforestrie débarque habillé de manière élégante et distribue de coûteux cigares autour de lui, selon M. Paul, l’économiste haïtien, qui décrivit le gala quelques années plus tard.

M. Laforestrie avait tellement poussé pour la création de la Banque Nationale que le président d’Haïti cite son nom lors de la cérémonie au palais présidentiel, d’après les notes manuscrites d’un diplomate. Mais il n’aura pas le temps d’assister à la chute de la banque. Acculé par des accusations de corruption, M. Laforestrie démissionne de son poste, et prend sa retraite en France.

Ironie du sort, ne manqueront pas de relever ses détracteurs, M. Laforestrie bénéficiera d’une généreuse pension du gouvernement haïtien, qu’il complètera plus tard avec les revenus d’un autre poste : membre du conseil d’administration de la Banque Nationale d’Haïti.

“Ce n’est pas le premier exemple d’un dirigeant haïtien qui brade les intérêts de son pays pour son profit personnel”, commente l’historien haïtien Georges Michel. “Je dirais que c’est presque la règle.”

Plusieurs historiens estiment ainsi que les Haïtiens ne peuvent rendre l’ingérence française ou américaine responsable de tous leurs maux.

“Ils ont été trahis par leurs propres frères”, explique M. Michel, “et ensuite par les puissances étrangères.”

Espoirs déçus

Passé le spectacle de feux d’artifices au palais présidentiel, les Haïtiens ne tardent pas à se rendre compte qu’ils ont été floués.

La Banque Nationale n’offre pas de compte d’épargne aux citoyens et commerces du pays. Et même si ses statuts lui permettent de prêter de l’argent aux entreprises, comme l’espéraient clairement les Haïtiens, des registres bancaires découverts aux Archives nationales du monde du travail, à Roubaix, montrent que cela a rarement, sinon jamais, été le cas.

“Non, ce n’est pas de la Banque d’Haïti, telle qu’elle fonctionne, que les Haïtiens peuvent espérer leur relèvement”, écrit alors le Ministre des Finances d’Haïti, Frédéric Marcelin.

M. Marcelin, le fils moustachu d’un riche négociant haïtien, devient le plus ardent détracteur de la banque. À la fois homme d’affaires, journaliste et politique, M. Marcelin luttera pendant des années pour soustraire son contrôle aux actionnaires parisiens.

La relation est tellement inégale, s’indigne-t-il, qu’à “la Banque Nationale d’Haïti, les seules places réservées aux Haïtiens sont celles des garçons de recette”, ces employés chargés d’encaisser les paiements des clients.

Encore un nouvel emprunt

La seconde moitié du 19e siècle aurait dû constituer une opportunité immense pour Haïti. La demande mondiale de café, dont la production structure l’économie locale, est alors florissante.

De l’autre côté de la mer des Caraïbes, le Costa Rica profite des richesses tirées du café pour construire des écoles, des systèmes d’égouts et le premier réseau municipal d’éclairage électrique d’Amérique Latine.

Haïti, en revanche, reverse le gros de son impôt sur le café à la France, d’abord à ses anciens esclavagistes, puis au CIC.

Grâce aux prix élevés du café, Haïti demeure malgré tout une économie caribéenne de taille moyenne. Mais lorsque le marché s’effondre dans les années 1890, les impôts haïtiens sur le café dépassent alors le prix de la denrée elle-même. Tout le modèle économique du pays se retrouve au bord du gouffre.

Il est donc temps pour un nouveau prêt : 50 millions de francs (environ 310 millions de dollars aujourd’hui) sont obtenus via la Banque Nationale en 1896. Le prêt est une nouvelle fois garanti par l’impôt sur le café, la source de revenus la plus fiable du pays.

Les Haïtiens sont alors pauvres depuis des générations. Mais c’est à ce moment-là, lorsque le pays se retrouve sous perfusion du café, du CIC et de la Banque Nationale, qu’Haïti entame un déclin rapide par rapport au reste de la région, selon les recherches de l’économiste britannique Victor Bulmer-Thomas, spécialiste de l’histoire des Caraïbes.

“Haïti a fait beaucoup d’erreurs”, explique-t-il, comme le fait de contracter de nouvelles dettes et d’échouer à diversifier son économie. “Mais il n’y a aucun doute sur le fait qu’à partir de la fin du 19e siècle, beaucoup de ses problèmes peuvent être attribués à ces puissances coloniales.”

La chute de la Banque Nationale

Henri Durrieu décède en 1890, avant que la banque qu’il a créée ne s’effondre.

En 1903, les autorités haïtiennes commencent à accuser la Banque Nationale de surfacturation frauduleuse, de faire payer des intérêts en double et de travailler au détriment de l’intérêt supérieur du pays. Mais la banque leur rappelle un détail important : elle est une société enregistrée en France, et considère donc que des tribunaux haïtiens ne peuvent juger de tels litiges.

Sans se décourager, M. Marcelin persuade le parlement de reprendre le contrôle du Trésor public. Haïti gagne enfin le droit d’imprimer sa propre monnaie, et de payer ses propres factures.

Mais des documents trouvés aux Archives diplomatiques françaises montrent que la Banque Nationale peut alors compter sur un puissant allié : le gouvernement français.

En janvier 1908, le représentant de la France en Haïti, Pierre Carteron, rencontre M. Marcelin et le presse de normaliser ses relations avec la banque. M. Marcelin refuse. Il faudrait que la banque contribue au développement économique d’Haïti, si tant est qu’elle survive, répond-t-il.

Cela pourrait se faire, réplique M. Carteron. Évidemment, ajoute-t-il, Haïti devrait alors rendre à la France le contrôle de son Trésor public. D’ailleurs, “vous avez besoin d’argent”, avance M. Carteron, selon ses propres notes. “Où en trouverez-vous ?”

Les doutes de M. Carteron quant à un accord avec M. Marcelin sont évidents à la lecture de ses notes manuscrites. Il encourage donc ses collègues à Paris à concevoir une autre stratégie.

“Il importera à un haut degré qu’on étudie immédiatement les moyens de reconstituer un établissement de crédit français à Port-au-Prince”, écrit-il avant d’ajouter : “Sans attache désormais avec le gouvernement haïtien.”

Cette nouvelle institution ouvrira ses portes en 1910, avec un léger changement de nom : elle s’appellera désormais la Banque Nationale de la République d’Haïti. Des banques françaises y possèdent toujours des actions mais, trente ans après avoir mis un pied en Haïti, le CIC n’en fait plus partie.

Le centre de gravité de la finance mondiale a alors changé : il se trouve désormais à Wall Street, autour d’un groupe de banquiers américains ambitieux de la National City Bank de New York, l’ancêtre de Citigroup.

Les financiers américains vont poursuivre la stratégie de M. Durrieu. Leur ascension au rang de puissance dominante en Haïti va pourtant mener à une conséquence encore plus dévastatrice que la dette écrasante en partie engendrée par M. Durrieu.

Wall Street finit par se servir d’une arme bien plus puissante que les menaces indirectes d’un diplomate français. Les banquiers américains font appel à leurs amis à Washington et, 35 ans après la création de la Banque Nationale par M. Durrieu, les États-Unis envahissent Haïti.

Au cours de l’une des plus longues occupations militaires de l’histoire américaine, les États-Unis prennent le contrôle des finances d’Haïti, modelant ainsi son futur pour plusieurs décennies.

Une fois de plus, le pays a été ébranlé par l’institution que le président Salomon avait si fièrement célébrée lors de cette nuit au palais présidentiel : la Banque Nationale d’Haïti.

Ont contribué à cet article Daphné Anglès et Claire Khelfaoui à Paris; Sarah Hurtes et Milan Schreuer à Bruxelles; Kristen Bayrakdarian à New York; Ricardo Lambert, Harold Isaac et Charles Archin à Port-au-Prince.

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