Le prix de la liberté d’Haïti

TELEPLURIEL reproduit  in extenso l’un des articles du New York Times qui mettent en lumière le pillage d’Haïti par les puissances impérialistes. Il est signé Eric Nagourney. L’auteur synthétise les travaux des journalistes Catherine Porter, Constant Méheut, Matt Apuzzo et Selam Gebrekidan.

6 infos à retenir sur les réparations versées par Haïti à la France

Voici ce que les correspondants du New York Times ont appris sur les sommes qu’Haïti a dû verser après avoir chassé les colons français lors de la première révolte d’esclaves victorieuse du monde moderne.

Un État défaillant. Un piège à aide humanitaire. Une terre maudite tant par la nature que par la nature humaine.

Haïti figure parmi les pays les plus pauvres de la planète, mais la sympathie qu’attirent ses souffrances sans fin se teinte souvent de remontrances et de leçons de morale quant à la corruption et à la mauvaise gestion qui l’affligent.

On sait que les Haïtiens ont chassé leurs maîtres esclavagistes français dont la brutalité était notoire, puis proclamé leur indépendance en 1804. C’est la première nation du monde moderne à être née d’une révolte d’esclaves.

On sait moins ce qui est advenu deux décennies plus tard. Les Français sont revenus à Haïti sur des navires de guerre pour lui délivrer un ultimatum ahurissant. Ils ont sommé le pays, qui avait déjà conquis sa liberté au prix de son sang, de lui verser une colossale somme d’argent en espèces. Sinon, ce serait la guerre.

Des générations successives de descendants d’esclaves ont ainsi dû payer les héritiers de leurs anciens maîtres avec des fonds qui auraint mieux servi à construire des écoles, des routes, des cliniques et à faire tourner l’économie.

Une question plane depuis des années à laquelle les journalistes du New York Times se sont confrontés au fil de leur enquête : Et si ? Et si Haïti n’avait pas été pillé depuis sa naissance par des puissances extérieures, par des banques étrangères et par ses propres dirigeants ? De quels moyens supplémentaires le pays aurait-il disposé pour se construire ?

Pour y répondre, pour quantifier le montant exact payé par les Haïtiens pour leur liberté, notre équipe de correspondants a passé 13 mois à fouiller les archives et les bibliothèques de trois continents. Voici les conclusions de leur enquête que nous publions cette semaine.

En 1825, un navire de guerre français hérissé de canons surgit dans le port de la capitale haïtienne. À bord, un émissaire du roi Charles X qui vient livrer une requête ahurissante : la France exige des réparations de la part du peuple qu’elle a jadis asservi.

D’habitude ce sont les vaincus qui paient des réparations, pas les vainqueurs. Dix ans auparavent, la France avait dû en verser à ses voisins européens suite aux défaites militaires de Napoléon — dont les forces, soit dit en passant, avaient ont aussi été vaincues par les Haïtiens. Mais Haïti est très isolé et n’a aucun véritable allié. Le pays redoute d’être de nouveau envahi et a un besoin vital de commercer avec d’autres nations.

La somme exigée est de 150 millions de francs français, à verser en cinq tranches annuelles. C’est bien au-dessus des moyens du pays.

La France ajoute alors une condition : pour régler ses paiements le pays devra emprunter uniquement auprès de banques françaises. Ce rocher de Sisyphe est ce qu’on appelle la Double Dette.

The New York Times a traqué chaque paiement effectué par Haïti sur une période de 64 ans. Leur total se monte à 560 millions de dollars en valeur actualisée.

Mais le déficit pour le pays ne se mesure pas simplement par l’addition des sommes réglées au fil des ans à la France et à d’autres prêteurs.

Chaque franc expédié vers des coffres-forts banaires de l’autre côté de l’Atlantique est un franc qui ne circule pas parmi les paysans, les ouvriers et les commerçants haïtiens, un franc qui n’est pas investi pour construire des ponts, des écoles ou des usines. Un franc, donc, qui ne peut pas contribuer à la construction et la prospérité de la nation.

Nos correspondants ont parcouru des milliers d’archives financières et ont consulté 15 économistes internationalement reconnus. Ils sont arrivés à la conclusion que les paiements à la France ont coûté à Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars en perte de croissance économique sur la longue durée. Cela représente jusqu’à huit fois la taille de l’économie entière d’Haïti en 2020.

C’est “le néocolonialisme par la dette”, dit Thomas Piketty, l’un des économistes que nous avons rencontrés. “Cette fuite a totalement perturbé le processus de construction de l’État”

Et ce n’était que le début. La double dette a contribué à précipiter Haïti dans une spirale d’endettement qui l’a paralysé pendant plus d’un siècle.

Après avoir saigné Haïti avec sa demande de réparation, la France change de tactique. Ce sera la main tendue d’un partenaire en affaires.

En 1880, Haïti fête la création de sa première banque nationale après un demi-siècle de paiements écrasants liés à la double dette. C’est ce type d’institution qui en Europe sert à financer la construction de chemins de fers et d’usines.

Las, la Banque Nationale d’Haïti n’a d’haïtien que son nom. Elle est en réalité une émanation de la banque française Crédit Industriel et Commercial, ou CIC. Elle contrôlera la banque nationale d’Haïti depuis Paris et prélèvera des commissions sur chaque transaction effectuée. Les archives retrouvées par The New York Times montrent de façon claire que le CIC a siphonné des dizaines de millions de dollars à Haïti au bénéfice d’investisseurs français et accablé ses gouvernement de prêts successifs.

Les Haïtiens déchantent vite quand ils réalisent que quelque chose ne tourne pas rond.

“N’est-ce pas drôle”, fait remarquer un économiste haïtien, “qu’une banque qui prétend venir au secours d’un trésor public obéré commence, au lieu d’y mettre de l’argent, par emporter tout ce qu’il y avait de valeur ?”

Quand les militaires américains envahissent Haïti à l’été 1915, leur prétexte officiel est que le pays est trop pauvre et trop instable pour être laissé à lui-même. Le secrétaire d’État des Etats-Unis Robert Lansing ne cache pas son mépris de la “race africaine” et présente l’occupation comme une mission civilisatrice destinée à mettre fin à “l’anarchie, la sauvagerie et l’oppression”.

Mais d’autres motivations perçaient depuis l’hiver précédent. En décembre 1914, un petit nombre de Marines avaient franchi le seuil de la banque nationale d’Haïti pour en ressortir avec 500 000 dollars en or. Quelques jours plus tard, l’or reposait dans le coffre d’une banque à Wall Street.

“J’ai contribué à faire d’Haïti et de Cuba des coins où les gars de la National City Bank pouvaient se faire de jolis revenus”, avouera quelques années plus tard le général qui avait commandé les forces américaines en Haïti et qui reconnaîtra avoir été un “racketteur au service du capitalisme”.

C’est sous pression de la National City Bank, l’ancêtre du géant bancaire Citigroup, et d’autres acteurs importants de Wall Street que Washington prend le contrôle d’Haïti et de ses finances, comme le révèlent les décennies d’archives, de rapports financiers et de correspondances diplomatiques que The New York Times a consultés.

Les États-Unis sont la puissance dominatrice en Haïti au cours des décennies suivantes : ils dissolvent son parlement manu militari, exécutent des milliers de citoyens et expédient une grande partie des revenus du pays à des banquiers à New York. Pendant ce temps, les paysans qui travaillent à les enrichir vivent au seuil de la famine.

Haïti retire tout de même quelques bénefices tangibles de l’occupation américaine, estiment les historiens : construction d’hôpitaux, 1 200 km de routes et une fonction publique plus efficace. Mais à quel prix : les Américains établissent le travail forcé pour la construction des routes. Les soldats américains, non contents d’attacher les Haïtiens avec des cordes et de les faire travailler sans rémunération, tirent sur ceux qui tentent de fuir.

Sur une période de dix ans, un quart du revenu total d’Haïti sert à rembourser des dettes contrôlées par la National City Bank et sa filiale, d’après les informations contenues dans les 20 rapports annuels de fonctionnaires américains que le Times a consultés.

Certaines années, les Américains aux commandes des finances d’Haïti consacrent une plus grande part à leur rémunération et au règlement de leurs frais qu’au budget de santé du pays, qui compte deux milions d’habitants.

“Ils ont été trahis par leurs propres frères, et ensuite par les puissances étrangères.”

Ce sont les mots de Georges Michel, un historien haïtien qui, comme nombre d’experts d’Haïti, assure que l’infortune du pays ne peut s’expliquer sans reconnaître le profond ancrage de sa culture de la corruption.

Un fonctionnaire haïtien au 19ème siècle conclut un accord avantageux pour une banque en France — pour ensuite y prend sa retraite ?

“Ce n’est pas le premier exemple d’un fonctionnaire haïtien qui brade les intérêts de son pays pour son profit personnel”, déplore M. Michel. “Je dirais que c’est presque une règle”.

Les dirigeants haïtiens ont toujours fait main basse sur les richesses du pays. Il arrive même qu’on entende à la radio des élus parlementaires discuter ouvertement des pots-de-vin qu’ils touchent. Nombre d’oligarques s’enrichissent à la tête de monopoles lucratifs et ne paient qu’un minimum d’impôts. Transparency International classe le pays parmi les plus corrompus du monde.

C’est un problème qui remonte loin.

En accordant le prêt de 1875, les banquiers français ont d’emblée prélevé 40 % de son montant total. Le reliquat a essentiellement servi à rembourser d’autres dettes, et une petite part a disparu dans les poches de fonctionnaires haïtiens véreux qui, pointent les historiens, s’enrichissaient aux dépens du sort de leur pays.

Un siècle plus tard, quand les Haïtiens élisent à la présidence un médecin érudit et d’âge mûr appelé François Duvalier, les perspectives du pays sont au vert. Pour la première fois depuis plus de 130 ans, Haïti n’a plus à porter le fardeau d’une dette internationale écrasante.

On est en 1957.

Les 28 années suivantes verront Duvalier et son fils imposer une dictature notoirement corrompue et brutale. Les professionnels haïtiens prennent la fuite. Un pays déjà dans la misère s’enfonce encore davantage, tandis que les Duvalier détournent à leur profit des millions de dollars.

Haïti n’a peut-être jamais été aussi pauvre.

La double dette a largement disparu des mémoires. Des générations de Français ont copieusement profité des exploits financiers de leurs ancêtres mais rien de cela n’est enseigné dans les salles de classe. The New York Times Times s’est entretenu avec une trentaine de descendants de familles ayant reçu, jadis, des paiements au titre de la double dette d’Haïti. Pour la plupart, ils tombent des nues. “C’est une partie de l’histoire de ma famille que je ne connaissais pas”, s’étonne un descendant de sixième génération de la première femme de Napoléon.

Ce n’est pas un hasard. La France a tout fait pour gommer ce chapitre de son histoire, ou du moins le minimiser.

En Haïti même, il était mal connu jusqu’à ce qu’en 2003, le président Jean-Bertrand Aristide électrise les foules en dénonçant la dette imposée par la France et en exigeant des réparations.

La France a vite fait de le discréditer. Laisser parler de réparations est hautement risqué pour une nation dont d’autres anciennes colonies souffrent encore de séquelles de leur exploitation. De l’aveu même de l’ambassadeur de Français en Haïti à l’époque, la demande est de l’“explosif”.

“Il fallait essayer de la désamorcer”, dit-il.

Jean-Bertrand Aristide a même avancé un chiffre précis de ce que la France doit à Haïti, s’attirant d’ailleurs des railleries. Mais le calcul par The New York Times des pertes subies par Haïti s’avère étonemment proche de l’estimation . Il se peut même qu’il ait été trop prudent.

En 2004, M. Aristide s’est retrouvé dans un avion, évincé au moyen d’une opération orchestrée conjointement par les États-Unis et la France. Américains et Français justifient encore l’éviction au titre de la nécessité de stabiliser Haïti, alors en proie à des troubles. Mais avec le recul, un autre ancien ambassadeur concède qu’il y avait sans doute d’autres facteurs.

L’abrupte destitution du président haïtien, a-t-il dit au New York Times, était “probablement un peu liée” aussi à sa demande de réparations.

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