Voici in-extenso le rapport complet de la FJKL sur l’évasion de la prison civile de la Croix-des-Bouquets:
R AP P O R T
Emeute-Evasion-Carnage :
La FJKL questionne la responsabilité de l’État dans les évènements sanglants
de la prison civile de la Croix-des-Bouquets du 25 février 2021
9 Mars 2021
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Emeute-Evasion-Carnage :
La FJKL questionne la responsabilité de l’État dans les évènements sanglants de la prison civile de la Croix-des-Bouquets du 25 février 2021
- Introduction
- Le 25 février 2021, la prison civile de la Croix-des-Bouquets a connu des événements douloureux diversement présentés et interprétés dans le milieu.
- La Fondasyon Je Klere (FJKL) pour mieux cerner ces douloureux évènements a dépêché une délégation sur les lieux le lendemain et des jours qui ont suivi le drame. En raison de la complexité de la situation, la délégation a multiplié des rencontres, des échanges avec des autorités judiciaires, des policiers, des agents de la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DAP), des détenus de la prison civile de la Croix-des-Bouquets, ainsi que des évadés repris par la Police.
- Le présent rapport présente les faits, analyse la responsabilité des uns et des autres dans ce qui s’est passé au centre carcéral de la Croix-des-Bouquets.
- Présentation de la Prison civile de la Croix-des-Bouquets
- Construite et équipée par le Canada, la prison civile de la Croix-des-Bouquets, inaugurée le 28 octobre 2012, était initialement prévue pour accueillir 768 détenus sur un espace carcéral de 1179.13 m2. Ce devait être essentiellement une prison pour les condamnés à des peines dépassant cinq (5) ans.
- La prison civile de la Croix-des-Bouquets dispose, outre les espaces d’administration et de détention, d’une cafétéria pour les détenus, d’un parloir pour les visites, d’un bloc sanitaire et d’une salle multifonctionnelle.
- La prison comporte sept (7) postes surélevés et sécurisés que sont les six (6) miradors et une tour de contrôle. Les six (6) miradors contrôlent l’intérieur et l’extérieur de la prison. La tour de contrôle se trouve à l’intérieur de la prison et assure un contrôle total de l’intérieur de la prison avec une vue aérienne et terrestre.
- Il y a deux entrées à la prison : 1)Sas véhicules (entrée principale des véhicules) ;
2)Sas piétons (entrée principale piétons), dit-on dans le langage de la prison. - Pour entrer dans la prison civile de la Croix-des-Bouquets, par le sas véhicule, il faut traverser quatre (4) barrières. Et la règlementation est stricte :
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- – Le responsable du sas véhicule fait descendre les occupants qui doivent passer alors par le sas piétons. Seul le chauffeur peut pénétrer l’espace de la prison avec le véhicule, qui subit une inspection et le chauffeur est contrôlé, les occupants sont enregistrés dans le registre de main courante à la première barrière qui doit rester fermée pendant cette opération. Deux barrières ne doivent jamais être ouvertes en même temps. Ainsi, la première barrière reste fermée avant d’ouvrir la deuxième.
- – Le véhicule et le chauffeur sont de nouveau inspectés et contrôlés par un policier avant de franchir la troisième barrière qui reste fermée pendant l’opération.
- – La troisième barrière est contrôlée par un responsable de l’environnement (un des civils responsables du nettoyage et de la propreté de la prison). La même opération est reprise avec les barrières toujours fermées.
- – La dernière barrière (4ème) est celle donnant accès à la zone de détention, c’est donc la barrière « accès détention » contrôlée par un policier. 9. Larèglegénéraleàlaprisonveutquelesbarrièresdoiventêtretoujoursfermées. Toujours ! 10.De plus, le policier en charge du sas véhicules et du sas piétons doit palper, contrôler, enregistrer toute personne avant de lui donner accès à la prison. C’est donc une opération qui devrait être effectuée, en principe, par quatre (4) agents, mais qui est généralement confiée à un seul agent. 11.La prison est répartie en cinq zones (5) dénommées continents : Europe, Asie, Afrique, Amérique et Océanie. 12.Les continents de la zone de détention sont subdivisés en rangées identifiées A, B, C et les rangées sont subdivisées en cellules. 13.Le continent Europe compte trois rangées désignées par les lettres A, B et C. La rangée A compte six (6) cellules, B également six (6) cellules et C quatre (4) cellules. Chaque cellule a une douche et une toilette. Il faut normalement huit (8) détenus par cellule, mais on en dénombre actuellement jusqu’à vingt (20) détenus par cellule. Donc, les 16 cellules du continent Europe comptent plus de trois cents (300) détenus.
14. Le continent Amérique présente exactement la même répartition que le continent Europe, à savoir trois rangées et 16 cellules.
15.Les continents Afrique et Asie sont les plus grands de la prison. Ils comportent chacun un rez-de-chaussée et un étage avec trois rangées par niveau, donc six rangées et trente-deux (32) cellules. Chacun de ces continents fait deux fois le continent Amérique ou Europe en termes de capacité.
16.Le continent Océanie a un hall à l’étage pour l’observation médicale, la garde temporaire des malades ; a la capacité de garder douze (12) patients en même temps, mais au moment d’écrire ce rapport, il compte soixante-neuf (69) malades.
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17.Au rez-de-chaussée du continent Océanie, se trouvent: l’administration, le laboratoire, la pharmacie, le dépôt et tout ce qui a trait au dispensaire.
18.Un agent est en charge du continent Europe et muni de 4 trousseaux de clefs à l’instar de l’agent affecté au continent Amérique ; et deux agents respectivement en charge des continents Afrique et Asie avec 8 trousseaux de clefs chacun. Ils sont chargés d’ouvrir les cellules et sont contrôlés par un superviseur général. Donc la sécurité intérieure de la prison (la zone de détention) est protégée par sept (7) policiers non armés.
19.Le principe à observer : On n’ouvre jamais toutes les rangées en même temps.
20.C’est donc tout ce qui fait dire (en théorie) de la prison civile de la Croix-des- Bouquets qu’elle est l’une des prisons les plus sécurisées du pays.
III. Antécédents et signes avant-coureurs
21.La Prison civile de la Croix-des-Bouquets a connu plusieurs évasions et tentatives d’évasion avant les évènements du 25 février 2021 :
Date | Prison | Tentative d’évasion | Nombres d‘évades | Blessés/Morts |
10 aout 2014 | Croix -des- Bouquets | 386 | 1 mort et des blessés | |
7 Juin 2018 | Croix -des -Bouquets | 3 | ||
28 octobre 2019 | Croix -des-Bouquets | 1 | 0 | 2 blessés |
23 juillet 2020 | Croix -des- Bouquets | Arnel Joseph | 1 | |
01janvier 2021 | Croix -des- Bouquets | 1 | ||
25 fevrier2021 | Croix- des- Bouquets | 445 | 27morts10 blessés |
- – 28 octobre 2019 : Tentative d’évasion aux environs de 4 heures du matin. Une dizaine de détenus ont tenté de s’évader au mirador 4, mais le coup a échoué parce que le poste était sécurisé ;
- – 23 juillet 2020 : il s’y était produit une émeute concernant le détenu Arnel JOSEPH qui présentait à l’administration de la prison ses revendications pour un meilleur traitement. Il voulait avoir le privilège d’être seul dans sa cellule, de jouir du droit d’accès au téléphone tous les jours, du droit de visite pour ses parents et amis de manière régulière. Il avait obtenu gain de cause. A partir de cette date, Il a été placé seul dans une cellule, mais avec désormais une entrave fixée aux pieds et dont les clefs étaient gardées par le chef des opérations ou le chef de poste. Avant les évènements du 25 février 2021, la prison civile de la Croix-des- Bouquets, a connu, au mirador 2, deux évasions :
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- – Dans la nuit du 7 juin 2018, trois détenus se sont évadés en passant par le mirador 2
- – 1er janvier 2021 : un détenu c’est évadé toujours en passant par le mirador 2.
- Trois semaines avant les évènements du 25 février 2021, soit le 2 février 2021, vers 10 heures 37 du soir une équipe de quatre (4) policiers habillés en BOID et portant le jacket DCPJ à bord de deux Pick-UP se présentent à l’entrée de la prison de la Croix–des-Bouquets comme venus de la DCPJ pour mener une enquête à la prison. Le chef de poste a refusé de leur donner accès au centre carcéral en leur demandant de revenir le lendemain matin. Ils ne sont pas revenus. Contacté, le Directeur de la DCPJ a déclaré n’avoir pas dépêché d’équipe sur les lieux pour enquête.
- Selon le témoignage du chef de poste du jour des évènements, le policier Wilgston Regnus, le dimanche 21 février 2021, soit quatre jours avant l’évasion, un détenu du continent Europe lui a remis une note écrite où on pouvait lire : “Bay responsab la sa a pou mwen. Nèg yo gen entansyon kraze prizon an“. Il dit avoir remis la note au responsable de la prison qui n’a pris aucune mesure particulière pour protéger l’espace carcéral.
- Les rumeurs étaient persistantes, la prison allait être cassée avant même le 7 février 2021. Que ceci soit arrivé le 25 février ne devait pas être considéré comme une surprise pour les responsables de la prison.
- La radio de communication de la prison est tombée en panne deux semaines avant les évènements. C’est après l’évasion qu’on a constaté qu’il s’agissait d’une action de sabotage ; on avait seulement enlevé un fusible à la radio.
IV. Les Faits
22.Le 25 février 2021, il y avait mille cinq cent trente-cinq (1535) détenus présents sous la responsabilité du chef de poste à la prison civile de la Croix-des- Bouquets, parmi eux 474 condamnés.
23.Pour le greffe de la prison et la Direction de l’Administration Pénitentiaire le nombre peut être plus élevé. Par exemple, dans le cas d’un prisonnier qui est sur le lit d’hôpital, son nom figure dans le greffe de la prison, mais il n’est pas sous la responsabilité du chef de poste. Il n’est pas inscrit sur la liste des prisonniers pour le chef de poste. Au 24 février 2021 il y avait pour le greffe mille cinq cent quarante-deux (1542) détenus dont sept (7) internés à l’hôpital.
24.Il y avait six (6) policiers à l’intérieur de la détention pour assurer la surveillance des 1535 détenus et un superviseur général au moment où les détenus étaient en recréation. Il y avait six (6) policiers absents qui n’avaient pas motivé leur absence. Il faut signaler ici que les agents de la DAP ont pris l’habitude, depuis quelque temps de s’absenter de leur lieu de travail sans motiver leur absence. Malgré divers rapports d’absence adressés aux responsables, aucune sanction n’a été prise contre les absentéistes.
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25.Seuls 4 Miradors (3,4,5 et 6) avaient des agents ; les Miradors 1 et 2 ainsi que la tour de contrôle ne disposaient pas d’agents ce jour-là.
26.Dans la matinée de ce jeudi 25 février 2021, un camion de la compagnie Sanco est arrivé à la prison civile de la Croix-des-Bouquets pour des activités régulières de curage des fosses d’aisance. Les détenus étaient en récréation.
27.Tout a commencé dans le continent Europe quand des détenus ont pris les clefs que détenait le chef des opérations, Saintilma Jean René et ont ouvert les cellules qui étaient fermées. Les détenus étaient en grand nombre sur la cour de la prison. Une émeute a démarré.
28.Certains détenus se sont emparés du camion Sanco pour aller défoncer les barrières. Ils ont passé sans entrave deux barrières et le camion, avant d’atteindre la barrière donnant accès à la rue a plongé dans un égout et est donc tombé en panne. Après la troisième barrière traversée sans entrave, les détenus ont trouvé une échelle qu’ils utiliseront pour quitter la prison par le Mirador 2 qui n’était pas gardé étrangement par un agent armé.
29.Le policier Honoré Frantzy qui était placé au sas véhicule avec un fusil M-4 a livré, sans aucune forme de résistance, son arme aux détenus dont le nommé Rat AC. qui remettra le fusil au détenu Arnel Joseph après avoir brisé les cadenas de sa cellule. Arnel utilisera cette arme pour se débarrasser par une cartouche de l’entrave (chaines) qui était placée à ses pieds. Cette contrainte est à bannir dans la gestion de prisonniers dangereux.
30.Les détenus ont envahi tour à tour, le greffe, le bureau du chef de poste, l’armurerie et ont tout emporté : les armes, les munitions, les uniformes et matricules de police, ainsi que le registre de main courante. Ils ont tiré dans toutes les directions et échangé des coups de feu avec le chef de poste ; ils ont fait aux moins deux morts parmi les détenus. Beaucoup d’impacts de balles ont été remarqués sur les murs et les bureaux de la prison. Tous les véhicules garés à l’entrée de la prison ont reçu des projectiles. Plus de 40 impacts de balles ont été recensés sur le seul véhicule du Directeur de la prison.
31. Un très grand nombre de détenus ont pu quitter la prison par la barrière principale et le mirador 2.
V. Bilan provisoire
32.Il est difficile de présenter un bilan définitif des évènements survenus à la prison civile de la Croix-des-Bouquets pour les raisons suivantes :
– Jusqu’à la date de la rédaction de ce rapport (8 mars 2021) l’appel numérique n’a jamais été effectué à la prison. Les responsables de la DAP ont déplacé les archives de la prison et ne les ont toujours pas retournées pour faciliter l’appel ;
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- – Aucune fouille n’est encore effectuée à la prison ;
- – Le contrôle numérique réalisé (qui diffère de l’appel numérique) ne permet pas de dresser un bilan avec précision. Par exemple, il est aujourd’hui impossible d’identifier les détenus tués en fonction de leur numéro d’écrou, leur nom, leur Photo, leur statut juridique et leur dossier ;
- – Toutefois la FJKL est en mesure de présenter ce bilan provisoire. 33.Personnes tuées : A l’intérieur de la prison : 4 A l’entrée de la prison : 16 A l’extérieur de la prison : Rue Jean Jacques Dessalines : 3 Rue Saint-Dominique : 3 Total : 26 dont le directeur de la prison, l’Inspecteur Divisionnaire Paul Hector Joseph. A cet effectif, il faut ajouter le détenu Arnel Joseph tué à l’Estère dans le département de l’Artibonite le lendemain, dans des échanges avec la police. Le bilan provisoire des personnes tuées s’élève donc à 27. 34.Blessés : 10
35.Evadés : environ 445
36.Repris : 59
37.Armes et matériels retrouvés sur le toit de la prison : Il est, pour l’instant difficile d’évaluer les pertes en matériels pour la prison civile de la Croix- des-Bouquets, mais les armes et matériels suivants ont été retrouvés sur le toit et sur la Cour de la prison :
- – 5 revolvers de calibre 9 mm sans minutions
- – 2 fusils à gaz
- – 7 téléphones
- – 10 couteaux
- – une machette
- – trois trousseaux de clefs
- – 1 extincteur
- – 10 boites de cartouche pour fusil M-4
- – 17 boites de cartouches pour fusil12
- – 149 unités de cartouches de calibre 12
- – 4 projectiles a gaz
- – 2 bâtons PR- 24
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- – 1 chargeur 9 mm
- – 4 boites contenant de la marijuana
- – 4 barres de tuyau 1⁄2 Il faut rappeler ici que la prison civile de la Croix-des-Bouquets compte 80 agents répartis en trois équipes et que chaque équipe travaille pendant 24 heures avec six heures de temps de repos. Donc, tous les matériels de travail des policiers sont conservés dans la base. En fait les pertes pour les agents de la DAP sont considérables au point qu’ils travaillent maintenant sans uniforme.
VI. Analyse des évènements
38.L’analyse des événements survenus dans la prison civile de la Croix-des- Bouquets permet de relever une négligence coupable des agents et des responsables de la DAP et des autorités de l’État dans la gestion de la prison, des complicités intérieures dans l’évasion des détenus, un usage abusif de la force dans la répression de l’émeute et de l’évasion.
1) De la négligence coupable de la DAP et des autorités de l’État
39.L’analyse des évènements survenus à la prison civile de la Croix-des-Bouquets, selon une approche des droits humains, révèle que la principale cause des tensions et des émeutes à répétition dans ce centre carcéral relève de la violation par Haïti des principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus adoptés par l’Assemblée générale des Nations-Unies le 14 décembre 1990.
40.En effet, les détenus de cette prison ne sont pas traités avec le respect dû à la dignité et à la valeur inhérente à l’être humain :
- – L’Etat offre un plat chaud toutes les 24 heures aux détenus de la prison de la Croix-des- Bouquets. Quel plat ? du riz ou mais moulu blanc, cela veut dire sans haricot et sans sauce. Donc, un plat sans qualité nutritive et en quantité insuffisante.
- – La génératrice ne fonctionne pas toujours faute de carburant. Donc, la prison ne peut pas être éclairée le soir et il est difficile d’alimenter la prison en eau le jour, ce qui est de nature à priver le détenu du droit de prendre son bain tous les jours.
- – Le détenu, en principe, a le droit de prendre sa recréation deux fois par jour pendant une heure de temps, mais avec la surpopulation carcérale et le manque d’effectif à la prison, le détenu ne bénéficie généralement que de quinze à vingt minutes de recréation par jour. Et cela, pas tous les jours. Donc, il ne peut pas faire du sport pour se maintenir en santé et ne peut pas véritablement se recréer, s’exposer au soleil.
- – Les détenus soupçonnent les autorités pénitentiaires de détournement de nourriture et de carburant, donc d’actes de corruption à leur préjudice. Cette situation favorise un commerce florissant de nourriture à l’extérieur de la prison et n’est jamais clarifiée.
- – La détention préventive prolongée est une violation du droit des détenus à être jugés dans un délai raisonnable.
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41.Tout ceci est donc de nature à alimenter les tensions et les émeutes dans les prisons.
42. L’absentéisme
Un autre problème qui entrave le fonctionnement normal de la prison, c’est l’absentéisme. La prison civile de la Croix-des-Bouquets compte quatre-vingt (80) agents environ. De ce nombre à peine si soixante (60) sont actifs. Il y en a qui ont voyagé et d’autres qui viennent travailler quand bon leur semble. D’où un grave problème d’effectif pour gérer la prison. A titre d’exemple, analysons l’effectif de travail mis en place le jour des évènements du 25 février 2021.La liste comporte 16 policiers pour la sécurité de la prison dont seulement sept (7) pour la zone détention et trois (3) pour escorte au tribunal.
43.Si on analyse cette liste en fonction des postes à combler, cet effectif ne représente même pas la moitié de l’effectif nécessaire pour sécuriser la prison. En effet, selon le critère onusien en ce qui concerne les centres carcéraux, il faut un-une (1) agent pénitencier-ère pour quatre (4) prisonniers-ères. La réalité est tout autre dans les prisons haïtiennes. Avec l’effectif de la prison, il faudrait trois cent quatre-vingt-cinq (385) agents pour la sécuriser.
44.Même la répartition de l’effectif pour la journée du 25 février 2021 est critiquable. Les tribunaux étant en grève, aucun transfert de détenus au tribunal n’était donc programmé. Les policiers-ères prévus pour le transfert de détenus au tribunal n’avaient aucune activité réelle pour la journée et pouvaient être utilisés pour sécuriser les miradors 1 et 2 et la tour de contrôle. Résultat : Avec une gestion intelligente de l’effectif disponible, il n’y aurait pas eu d’évasion ce jour-là.
2) De la complicité
45.Les évènements survenus à la prison sont le fruit de la complicité des agents et autorités pénitentiaires. Beaucoup d’éléments militent en faveur de cette thèse :
- – Des éléments interdits trouvés à l’intérieur de la prison tels armes à feu, beaucoup de téléphones, drogue (marijuana) ;
- – L’usage du téléphone est fréquent à la prison (les gens du dehors étaient au courant du coup et venaient attendre des détenus à l’extérieur de la prison) ;
- – Aucune des barrières de la prison civile de la Croix- des- Bouquets n’a été défoncée ou endommagée. Donc, les barrières étaient ouvertes au moment du coup et n’étaient donc pas sécurisées contrairement aux règles établies ;
- – La tour de contrôle et le mirador 2 n’avaient pas d’agents ;
- – Un agent a livré, sans résistance, un fusil M-4 aux détenus ;
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- – Des trousseaux de clefs des cellules ont été abandonnés aux détenus ;
- – Les informations pertinentes sur l’imminence d’une évasion à la prison ont été traitées avec désinvolture ou simplement ignorées. 3) De l’usage abusif de la force armée
46.Le policier qui utilise la force dans l’exercice de sa fonction doit observer les 4 principes suivants dénommés » PLAN”:
P : Proportionnalité
L : Légalité
A : Avoir des comptes à rendre N : Nécessité
Ces principes sont ainsi définis
a) Proportionnalité
47.Quelle que soit l’hypothèse de recours à la force, sa mise en œuvre doit être proportionnée. Le non-respect de cette règle expose le fonctionnaire impliqué à des sanctions pénales.
- – L’emploi de la force est inévitable ;
- – L’emploi de la force doit, dans tous les cas, être proportionné aux objectifs poursuivis ;
- – Les dommages et les blessures doivent être réduits au minimum ;
- – Des modalités différenciées d’emploi de la force doivent être disponibles.
b) Légalité
- – La force ne doit être utilisée que dans le but de faire appliquer légitimement la loi ;
- – Aucune exonération ou excuse à un emploi arbitraire de la force.
c) Avoir des comptes à rendre
- – Les incidents doivent faire l’objet d’un compte rendu immédiat pour être examinés par les supérieurs;
- – Les supérieurs seront tenus pour responsables des actions des officiers de police sous leur commandement s’ils n’ont pas eu connaissance ou s’ils auraient dû avoir connaissance des abus mais ont omis d’y remédier concrètement ;
- – L’immunité sera accordée à tout officier de police qui refusera d’obéir à des ordres illégaux ;
- – Aucune excuse pour les abus ;
- – Aucune excuse pour obéir à des ordres illégaux ;
- – Formation de manière à utiliser toute une palette de moyens pour un emploi différencié de la force ;
- – Les policiers doivent être formés à l’emploi de moyens non-violents.
d) Nécessité
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– La force ne doit être employée que quand elle est strictement nécessaire ; – On doit d’abord essayer d’utiliser des moyens non violents ;
– l’emploi de la force doit être exercé avec retenue, seul le niveau minimum requis et uniquement le temps nécessaire.
48.Le policier doit évaluer l’évolution de la situation en permanence pour voir si elle se stabilise, si elle s’aggrave ou se décrispe et adapter l’usage de la force au niveau requis.
49.L’analyse des événements de la prison civile de la Croix-des-Bouquets démontre que l’utilisation de la force armée par les agents responsables de l’application de la loi répondait aux critères de légalité et de nécessité, mais la FJKL se demande perplexe si les critères de proportionnalité et avoir des comptes à rendre étaient respectés pour les raisons suivantes :
- a) Ilestévidentquelesdétenusétaientarmés,ils’agissaitpourlapolicederétablirl’ordre et d’empêcher l’évasion pour ne pas laisser filer dans la nature des délinquants potentiellement dangereux. L’usage de la force était donc parfaitement légal et était absolument nécessaire. Cependant, il apparait que la police a fait un usage abusif de la force.
- b) En plus de la négligence ou de la complicité évidentes des agents et des autorités pénitentiaires dans le coup, la police a mis délibérément du temps pour apporter les renforts :
- c) Le commissariat est voisin limitrophe de la prison. Des policiers placés sur le toit du Commissariat et des agents de l’UDMO ont observé pendant longtemps les événements avant d’intervenir et ont préféré prendre des photos, réaliser des vidéos de la scène qu’ils ont partagées sur les réseaux sociaux. La plupart des photos et vidéos publiées sur les réseaux sociaux le jour des évènements ont été prises par des policiers du commissariat de police de la Croix-des-Bouquets, plus spectateurs qu’acteurs. Or, il se trouve au commissariat une unité de l’UDMO et l’Unité de CIMO est placée à 100 mètres de la prison.
- d) Selon le procès-verbal de constat du juge de Paix de la Croix-des-Bouquets, Me Jaccius Louis assisté de son greffier, Me Freilan Belfort, réalisé le jour des évènements et le lendemain matin :
- – La majorité des détenus ont été tués à l’extérieur de la prison (21) et non à l’intérieur (4). L’objectif de l’usage de la force étant d’empêcher l’évasion, faut-il le rappeler. Or, selon le témoignage reçu des détenus eux-mêmes il y a au moins deux cas de règlement de compte en ce qui a trait aux meurtres recensés à l’intérieur de la prison : le détenu Arnel Joseph qui a tué un autre détenu avec qui il avait un compte à régler et le détenu Ti Rat qui en a fait de même au su et au vu de tous.
- – Toutes les personnes tuées ont reçu une balle à la tête ou à la poitrine ou au dos ou sont tout simplement criblées de balles. La volonté de tuer a donc primé sur celle de maitriser.
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- e) Tous les efforts déployés par la FJKL pour trouver les rapports réalisés sur les évènements par les responsables de l’application de la loi se sont révélés vains.
Les policiers de la DAP interrogés se montrent plutôt surpris de la curiosité de la Fondation comme si la question de rendre des comptes sur toute utilisation de la force armée par la police ne fait pas partie de leur culture ; - f) Les évènements ont duré près de cinq heures de temps avant d’être maitrisés, à l’intérieur de la prison, ce qui est énorme. Informé par le commissaire de police de la Croix-des-Bouquets, (CP) Joel Casseus, sur la situation dans la prison, le commissaire du Gouvernement, Me Edler Guillaume dit qu’il s’est présenté dans les parages de la prison vers 11 heures A.M et a dû rebrousser chemin en raison des détonations entendues à l’intérieur de la prison. Il n’a pu dépêcher un juge de Paix sur les lieux que vers 5 heures P.M. Cette déclaration en ce qui a trait à la durée des évènements est corroborée par celle d’autres policiers et employés civils de la prison présents sur les lieux.
- g) La police et les unités spécialisées ont mis près d’une heure de temps et demie pour arriver sur le théâtre des événements alors qu’elles se trouvent dans le voisinage de la prison.
Pour toutes ces raisons, la FJKL pense que l’utilisation de la force armée dans les évènements survenus à la prison civile de la Croix-des-Bouquets était abusive.
4) Que risquent les évadés de la prison civile de la Croix-des-Bouquets et leurs complices ?
50.L’évasion qui est le fait pour un prisonnier de s’échapper de la prison où il est détenu, quel que soit le moyen utilisé est sévèrement réprimé par la loi en Haïti. Les sanctions varient en fonction des moyens utilisés aux termes des articles 195 à 206 du code pénal haïtien.
51.La loi punit les huissiers, les commandants en chef et en sous-ordre servant d’escorte ou garnissant les postes, les concierges, gardiens, geôliers et tous ceux préposés à la conduite, au transport ou à la garde des détenus en matière d’évasion.
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52.L’échelle des peines varie en fonction de l’implication de ceux qui ont favorisé l’évasion (par négligence, connivence, transmission d’armes…), les moyens utilisés (violence, destruction, intimidation, menaces, aide extérieure, complicités intérieures, usage de fausse décision de justice…) et la nature de l’infraction reprochée à l’évadé. Les peines varient et peuvent aller jusqu’à la réclusion criminelle, donc neuf (9)ans de prison ou même la prison à perpétuité aux termes de l’article 201 du code pénal qui dispose :
« si l’évasion avec bris ou violence a été favorisée par transmission d’armes, les gardiens et conducteurs qui y auront participé, seront punis des travaux forcés à perpétuité ; les autres personnes des travaux forcés à temps ».
De plus, « tous ceux qui auront connivé à l’évasion d’un détenu seront solidairement condamnés, à titre de dommages-intérêts, à tout ce que la partie civile du détenu aurait eu droit d’obtenir contre lui » précise l’article 202 du code pénal.
53.L’évasion est l’une des rares infractions pour lesquelles la loi prévoit le cumul de peines en Haïti.
54.Le risque que courent tous ceux qui ont facilité, d’une façon ou d’une autre, l’évasion du 25 février 2021 à la Croix-des-Bouquets est donc grand.
VII. Conclusions et recommandations
55.Au demeurant, l’évasion du 25 février 2021 à la prison civile de la Croix-des- Bouquets n’est pas intervenue par bris de prison (aucune porte des cellules n’est brisée, aucune des barrières de la prison n’est fracassée ou endommagée) ni par intervention de forces externes.
56.L’évasion a eu lieu par négligence, complicités intérieures et violences.
57.Les agents et responsables pénitentiaires ne sont même pas conscients des dangers auxquels ils s’exposent. Les risques d’une autre évasion dans la prison demeurent énormes. Aucune volonté de sanctionner les manquements n’a été relevée de la part des autorités policières et judiciaires.
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58. Fort de tout ce qui précède, la Fondasyon Je Klere (FJKL recommande :
1.- Au commissaire du Gouvernement près le Tribunal de Première Instance de la Croix-des- Bouquets de mettre l’action publique en mouvement contre les auteurs, complices de cette évasion spectaculaire pour que toute la lumière soit faite sur cette question, les sanctions pénales appropriées prononcées par un tribunal indépendant et impartial et qu’un exemple soit tracé sur cette pratique d’évasion devenue une banalité dans la gestion du système carcéral haïtien.
2.- A l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC) de diligenter une enquête sur les actes de corruption entourant la gestion du système pénitentiaire haïtien notamment l’enrichissement illicite des agents et autorités pénitentiaires, le commerce de téléphone, de la drogue et d’autres produits illicites à l’intérieur des prisons, les cas de détournement de nourriture et de carburant reprochés aux responsables de la DAP.
3.- Aux responsables de l’Administration Pénitentiaire d’accorder une attention particulière aux traitements des détenus et au respect de leurs droits de vivre dans la dignité.
4.- Au Ministère de la justice:
a) d’adresser de manière sérieuse la problématique de la détention préventive prolongée ;
b) de mettre en place des programmes de réinsertion sociale en faveur des détenus pour qu’ils ne soient plus considérés comme des gens perdus pour la société.
5) Au Pouvoir judiciaire de respecter les droits des détenus à être jugés dans un délai raisonnable.