En Haïti, le retour d’Albert Ramdin défie la mémoire collective

Roromme Chantal

Voir aujourd’hui Albert Ramdin en Haïti, accueilli par les membres du Conseil présidentiel de transition comme si rien n’était arrivé, relève d’une ironie presque cruelle. L’Organisation des États américains (OEA), dont le Surinamien est aujourd’hui secrétaire général, porte une lourde responsabilité politique dans l’effondrement progressif d’Haïti, en particulier à travers son rôle dans la manipulation des processus électoraux passés qui ont contribué à installer en Haïti le pouvoir prédateur du musicien néo-duvaliériste Michel Martelly et à ouvrir la voie à la décennie de délitement institutionnel que nous connaissons.

Une ignorance inquiétante au sommet de l’État

Que ce même personnage revienne aujourd’hui donner des “orientations” au pays, au nom de Washington ou de l’organisation qu’il dirige, est un affront à la mémoire, à la souveraineté et à l’intelligence collective haïtienne. Pour comprendre pourquoi cette présence n’est pas seulement problématique, mais indécente, j’invite chacun à lire mon récent article (Si l’OEA voulait vraiment aider Haïti…), où j’expose clairement les enjeux et les responsabilités que trop de gens préfèrent encore contourner.

Par exemple, à mon grand étonnement, au micro de l’analyste Rudy Thomas Sanon, le conseiller présidentiel Fritz Alphonse Jean a déclaré ce mercredi 3 décembre, l’air sincère, n’avoir jamais été informé du rôle controversé attribué à Albert Ramdin dans les processus électoraux haïtiens passés. Pourtant, après la publication de mon article, j’ai été invité à plusieurs émissions de grande écoute où j’ai exposé en détail les faits, rappelant les accusations historiques, leurs auteurs et leurs implications.

De même, Ricardo Seitenfus, ancien envoyé spécial de l’OEA en Haïti, a lui aussi pris la parole dans les médias pour confirmer l’existence d’interventions contestées et pour souligner, en tant qu’ancien cadre de l’OEA lui-même, la place centrale qu’aurait occupée Ramdin dans ces manœuvres. Ces éléments sont publics, débattus et largement accessibles.

Une absence de vigilance collective alarmante

Mais l’affaire devient encore plus préoccupante lorsqu’on réalise que si Fritz Alphonse Jean affirme ne pas être au courant, cela implique nécessairement que pas un seul des neuf membres du Conseil présidentiel n’a jugé utile de rappeler ou de vérifier l’historique de la relation entre Haïti, l’OEA et Albert Ramdin. Aucune voix interne ne s’est vraisemblablement élevée pour dire : « Attention, cet homme a été au centre de controverses majeures touchant directement notre souveraineté électorale. »

Cette absence totale de vigilance collective n’est pas seulement surprenante : elle est alarmante. Car lorsqu’aucun responsable au plus haut niveau n’identifie un risque connu, documenté et largement débattu dans l’espace public, cela révèle un Conseil qui n’est ni informé, ni préparé, ni conscient des vulnérabilités géopolitiques du pays. C’est un signal inquiétant : si personne autour de la table ne connaît les dossiers les plus sensibles, alors Haïti négocie, se positionne et se défend avec un aveuglement qui peut lui coûter très cher.

L’OEA, « ministère des colonies américaines »

Mais ce qui rend cette ignorance encore plus dangereuse, c’est que la controverse autour de l’OEA ne se limite pas à Haïti. Dans d’autres pays de la région, l’organisation a été sévèrement critiquée pour son rôle dans des processus électoraux sensibles. L’exemple le plus emblématique reste celui de la Bolivie en 2019. L’OEA avait alors dénoncé des « irrégularités » dans l’élection qui avait reconduit le dirigeant progressiste Evo Morales, ce qui a contribué à la crise politique qui l’a poussé à quitter le pouvoir. Or, par la suite, plusieurs centres de recherche basés à Washington, dont le très respecté Center for Economic and Policy Research (CEPR), ont démontré que les accusations de fraude n’étaient pas étayées par les données électorales disponibles. L’Union européenne elle-même a fini par reconnaître qu’il n’existait pas de preuves convaincantes d’une altération systématique du scrutin. Cet épisode, encore récent, aurait dû suffire à rappeler aux dirigeants haïtiens que l’OEA n’est pas un acteur neutre et que son influence politique en Amérique latine doit toujours être examinée avec vigilance et lucidité.

D’ailleurs, la méfiance envers l’OEA ne date pas d’hier. Dès les années 1960, Fidel Castro avait qualifié l’organisation de « ministère des colonies américaines », soulignant ironiquement que son siège est situé plus près de la Maison-Blanche que ne l’est le Congrès des États-Unis lui-même. Une formule qui reflète un sentiment largement partagé dans plusieurs pays de la région : l’OEA est souvent perçue comme un instrument de la diplomatie américaine plutôt qu’une organisation véritablement multilatérale. Que l’on adhère ou non à cette critique, elle fait partie intégrante de l’histoire politique de l’hémisphère et devrait être connue de tout responsable haïtien engagé dans la conduite de la transition. Ignorer ces éléments, c’est s’exposer à répéter les erreurs des pays voisins, au détriment de la souveraineté et des intérêts nationaux.

Haïti n’a plus le luxe de l’ignorance

Car c’est bien là le cœur du problème. En recevant un émissaire étranger dont la présence divise, sans connaître – ou sans reconnaître – les controverses qu’il porte derrière lui, les membres du Conseil présidentiel exposent Haïti à un risque stratégique majeur. Ils se retrouvent face à un interlocuteur qui maîtrise parfaitement les dynamiques de pouvoir international, alors qu’eux-mêmes semblent ignorer des éléments essentiels du dossier haïtien. Ce déséquilibre d’information fragilise la position du pays et ouvre la porte à des pressions, influences ou orientations qui pourraient aller à l’encontre de l’intérêt national.

L’Haïti d’aujourd’hui n’a plus le luxe de l’ignorance. Chaque décision compte. Chaque rencontre engage. Chaque omission peut coûter cher – politiquement, économiquement, et en termes de souveraineté. Qu’un émissaire international à la réputation controversée puisse être reçu sans que toutes les informations pertinentes soient connues, discutées et pesées, en dit long sur la manière dont le pays est gouverné. Et si cela ne change pas, alors la transition risque de n’être qu’une répétition des erreurs passées.

*L’auteur est professeur de science politique et spécialiste des relations internationales et des questions chinoises à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton.

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