Par Roromme Chantal
La situation en Haïti continue de se détériorer bien que les violents affrontements entre bandes armées rivales ont apparemment pris fin depuis quelques années. De fait la mission multilatérale d’appui à la sécurité (MMAS) y a été déployée à partir de juin 2024. Malgré ces évolutions, la communauté internationale a échoué à aider Haïti à restaurer la sécurité et la paix, car sa compréhension des causes de la violence qui accable la nation caribéenne est fondamentalement erronée.
Une des pires crises humanitaires au monde
Depuis l’assassinat du dernier président élu, Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, les conditions de vie dans le pays sont devenues parmi les pires dans le monde. La violence systémique rythme aujourd’hui le quotidien des haïtiens : meurtres, viols collectifs, enlèvements, rackets et sièges de quartiers entiers. Selon l’ONU et des organismes locaux spécialisés, plus d’un million de personnes ont été déplacées et 5,7 millions (sur une population estimée aujourd’hui à environ 11 millions d’habitants) font face à une insécurité alimentaire aiguë. À Port-au-Prince, près de 90 % du territoire est sous la coupe réglée de gangs lourdement armés qui font régner la terreur.
Haïti a une longue histoire d’instabilité politique, économique et sociale, marquée par de multiples interventions et ingérences étrangères, des dictatures sanguinaires, des crises politiques et des catastrophes naturelles dévastatrices. L’actuelle violence des bandes armées est cependant le pire conflit que le pays ait jamais connu depuis son indépendance en 1804. L’un des conflits oubliés dans le monde, l’ONU parle d’une des pires crises humanitaires au monde.
Plusieurs milliers de personnes ont déjà perdu la vie (en particulier, lors de plusieurs massacres) à mesure que les bandits rivalisent de cruauté pour contrôler le territoire national, créant une situation de panique à travers tout le pays. Des bébés arrachés à leurs mères ont été jetés dans des boucans de feu. Des femmes ont été violées. Des institutions gouvernementales, des établissements scolaires et des hôpitaux ont été détruits, et des centaines de criminels emprisonnés ont été libérés lors d’attaques contre des centres carcéraux.
Traiter les symptômes plutôt que les causes du mal
Devant l’effondrement de ce qu’il restait d’autorité publique, diplomates régionaux et occidentaux, ainsi que les responsables de l’ONU, ont activement supervisé des négociations entre la plupart des acteurs locaux, afin de mettre fin à la violence des gangs. En 2024, ils ont obtenu un accord qui a permis la mise en place d’un conseil présidentiel de transition (CPT) formé de neuf membres et le déploiement de la MMAS. Pléthorique et affaibli par des luttes claniques et des scandales de corruption, le CPT a été un échec total. Quant à la MMAS, à l’échéance de son mandat la semaine dernière, elle n’a pas non plus été capable d’aider la police nationale et l’armée haïtienne à reprendre le contrôle des multiples territoires perdus ni à protéger la population de la violence persistante.
Dès le départ, il était évident qu’il s’agissait d’une de ces interventions étrangères mal avisées. Une des raisons en est que les diplomates étrangers, les fonctionnaires de l’ONU et de nombreux autres acteurs étrangers influents en Haïti (comme les ONG) ont tendance à considérer l’emprise des bandes armées sur le pays comme étant exclusivement une conséquence de l’affaiblissement de l’État, voire de son effondrement -en particulier en raison de l’incapacité des forces de sécurité à faire face aux gangs et à redresser la situation. En ce sens, ils considèrent généralement que l’intervention étrangère (policière ou militaire) est la seule solution idoine.
À chaque fois, ils négligent complètement de traiter les autres sources moins manifestes de violence : l’instrumentalisation qu’en font l’État lui-même, les acteurs politiques, l’oligarchie et même des acteurs étrangers influents. Ce, de protéger ou renforcer les positions de pouvoir qu’ils ont historiquement acquises en Haïti. La violence n’y est donc pas un phénomène de banditisme isolé. Elle résulte de conflits entre différentes classes sociales, politiques et économiques, lesquelles essaient chacune de faire avancer son propre agenda et de défendre ses propres intérêts sur l’échiquier national.
En témoigne le régime de sanctions adopté par le Canada, les États-Unis et l’ONU au cours des dernières années. Ces sanctions ont ciblé, entre autres éminentes personnalités, deux anciens présidents haïtiens, deux anciens premiers ministres, deux anciens présidents de l’Assemblée nationale et plusieurs figures des plus influentes de l’oligarchie en Haïti, en raison de leurs implications présumées dans le financement de la violence, et dans la corruption à grande échelle.
La criminalité est tel un cancer qui s’est métastasé dans le tissu social haïtien. « En fait, politique et gouvernement à tous les niveaux en Haïti sont devenus tellement enchevêtrés et dépendants du trafic de pots-de-vin, du trafic d’armes, du trafic de drogue et de la violence des gangs qu’il est presque impossible de les démêler », a écrit la militante haïtienne Monique Clesca.
Aider les Haïtiens à s’aider
Plutôt que de s’attaquer à ces problèmes, la nouvelle Force de répression des gangs (FRG) créée récemment par le Conseil de sécurité de l’ONU, en remplacement de la précédente, plus modeste et sous-financée, se limitera à mener « des opérations antigang ciblées » afin de « neutraliser, d’isoler et de dissuader les bandes armées ». L’agenda international en Haïti, tel qu’il est précisé dans la Résolution de l’ONU, met l’accent sur un ensemble de priorités, toutes reliées étroitement à la répression des gangs, parmi lesquelles : « soutenir la PNH, les Forces armées d’Haïti et les institutions nationales afin de garantir des conditions de sécurité propices à la tenue d’élections libres et équitables ».
Cette nouvelle initiative suit ainsi le schéma traditionnel pour les interventions internationales dont les études récentes en anthropologie de l’aide ont prouvé l’inefficacité. Les « artisans » internationaux de la paix conceptualisent leur projet avec un minimum de participation locale, ensuite mobilisent les ressources externes pour le financer. Tout au long du processus, les acteurs étrangers s’appuient sur leurs propres visions de la reconstruction de l’État en crise et sur leurs propres idées de ce que veulent les citoyens locaux ordinaires. En fin de compte, à leur grande surprise, la situation empire.
S’il est important de traiter les conséquences de la violence des gangs, les acteurs étrangers influents en Haïti devraient en faire davantage pour s’attaquer à leurs causes profondes. Pour ce faire, les recherches démontrent qu’il faudrait aborder la résolution des conflits comme celui que connaît Haïti d’une manière qui permet la participation des groupes locaux (autorités officielles, représentants de la société civile, organisations de base), en leur fournissant au besoin le financement, les moyens logistiques et la capacité technique nécessaires pour mettre en œuvre des programmes soigneusement ciblés.
Par exemple, il vaudrait la peine de soutenir le travail de l’Initiative citoyenne en faveur de la Sécurité et de la Paix (ICiSP) appuyé par le professeur Samuel Pierre et ses partenaires. S’appuyant sur des enquêtes de terrain approfondies, incluant des entretiens avec des dizaines d’acteurs locaux, l’ICiSP a mis en place un forum de dialogue citoyen inter-haïtien et non-partisan pour discuter des spécificités du conflit en Haïti et de mesures concrètes et efficaces en vue de remédier à la violence des gangs. C’est la voie à suivre. Sinon, continuer de s’attaquer aux conséquences de la violence en Haïti plutôt qu’à ses causes les plus importantes ne fera que contribuer à perpétuer la tragédie du pays.
*L’auteur est professeur agrégé de science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton.