17 décembre 1914. Huit Marines américains franchissent le seuil de la Banque Nationale d’Haïti en début d’après-midi et en ressortent les bras chargés de caisses en bois remplies d’or. Valeur de la cargaison : 500 000 dollars.
Le butin est transporté par chariot jusqu’à la côte sous la garde attentive de soldats américains en civil postés tout au long du trajet. Une fois le rivage atteint, les soldats embarquent la cargaison et rejoignent à vive allure une canonnière stationnée au large.
Quelques jours plus tard, l’or repose dans la chambre forte d’une banque de Wall Street.
Ces faits se sont déroulés en 1914 et sont les prémices d’une invasion d’Haïti à grande échelle. Les forces américaines s’empareront du pays l’été suivant et le dirigeront d’une main de fer sur une durée de 19 ans. Ce sera l’une des plus longues occupations militaires de l’histoire des États-Unis. Après le départ des troupes en 1934, des financiers américains continueront de tenir les cordons de la bourse du pays pendant encore 13 ans.
Les États-Unis présentent l’invasion comme une nécessité. Haïti est si pauvre et instable, expliquent-ils, que s’ils n’en prennent pas le contrôle, une autre puissance le fera à leur place — s’invitant ainsi dans le pré carré américain. Le secrétaire d’État Robert Lansing, l’équivalent d’un ministre des affaires étrangères, dépeint l’occupation comme une mission civilisatrice qui mettra fin à “l’anarchie, à la sauvagerie et à l’oppression”. Dans ses écrits, il affirme que “la race africaine est dénuée de toute capacité d’organisation politique”.
Mais à la lecture des décennies d’archives, de correspondances diplomatiques et de rapports financiers qu’a consultés The New York Times, on comprend que, sous le vernis officiel, un autre acteur était à la manœuvre et poussait les États-Unis à prendre le contrôle d’Haïti et de ses richesses : Wall Street. Et, plus particulièrement, la banque qui deviendra Citigroup.
Sous la pression accrue de la National City Bank of New York, l’ancêtre de Citigroup, les Américains évincent les Français et s’établissent comme puissance dominante en Haïti sur les quelques décennies suivantes. Ils dissoudront son parlement manu militari, massacreront des milliers de Haïtiens, contrôleront les finances du pays pendant plus de 30 ans, et ponctionneront une grande part de ses revenus pour les reverser à des banquiers de New York. À leur départ, le pays est si pauvre que les fermiers ayant travaillé à les enrichir vivent pour la plupart dans un état de dénûment “proche de la famine”, d’après des fonctionnaires des Nations Unies venus sur place en 1949.
“J’ai contribué à faire d’Haïti et de Cuba des coins où les gars de la National City Bank pouvaient se faire de jolis revenus”, écrira en 1935 le général Smedley Butler, qui avait commandé les forces américaines sur Haïti, ajoutant avoir été un “racketteur au service du capitalisme”.
Cela fait plus d’un siècle qu’Haïti traîne une image de désastre, de cas désespéré, de pays si pauvre, si endetté, si dépourvu de ressources et si anarchique qu’on doit en permanence venir à sa rescousse. Un président qu’on assassine dans sa chambre, les enlèvements en pleine capitale, les vagues de migrants haïtiens vers les États-Unis — tout est révélateur d’un pays pris dans une spirale de misère sans fin. Un pays que les grandes puissances du monde, que ce soit par l’envoi de troupes ou d’aide humanitaire, ne parviennent pas à réparer.
L’infortune persistante d’Haïti est cependant en grande partie le fait d’interventions extérieures, souvent effectuées sous couvert de main tendue. C’est ce que révèlent les documents et les archives financières que le New York Times a consultés en Haïti, aux États-Unis et en France.
Quand les forces américaines débarquent à l’été 1915, cela fait déjà plus d’un demi-siècle qu’Haïti reverse à la France une grosse partie de ses faibles revenus. Les Haïtiens ont beau avoir chassé les Français esclavagistes, battu les troupes de Napoléon pour enfin proclamer leur indépendance en 1804, la France est revenue à la charge. À bord de vaisseaux armés et en menaçant le pays d’une nouvelle guerre, elle a exigé d’Haïti le paiement de compensations d’un montant astronomique.
Haïti est le premier — et le seul — pays où les descendants des personnes asservies ont dû payer les familles de leurs anciens maîtres au fil de plusieurs générations. La charge a entravé la capacité de la nation, pratiquement dès sa naissance, à se construire.
Puis sont arrivés les banquiers français qui font contracter des emprunts à un pays déjà exsangue d’avoir payé la France. Ils prélèvent des commissions, des intérêts et des frais d’un tel montant que, certaines années, les bénéfices des actionnaires français dépassent l’ensemble du budget que l’État haïtien alloue aux travaux publics.
Viendront ensuite les Américains qui qualifieront volontiers leur intervention de défense de la “souveraineté” haïtienne. Et comme pour la kyrielle de banquiers parisiens qui ont précédé, Haïti s’avèrera très profitable pour Wall Street. En 1932, dans son rapport à la commission des finances du Sénat américain, la National City Bank affirme que c’est sur la dette d’Haïti qu’elle contrôlait qu’elle a fait l’une de ses plus grandes marges des années 1920.
On trouve peu de traces aujourd’hui de ce passé chez Citigroup. Haïti est à peine mentionné dans son histoire officielle. La banque a refusé d’accorder au New York Times l’accès à ses archives et a fait savoir qu’elle ne retrouvait pas d’informations sur certains de ses plus importants prêts à Haïti.
Pourtant, d’après la vingtaine de rapports annuels de fonctionnaires américains que The New York Times a pu lire, il apparaît clairement que, sur une période de dix ans, un quart des revenus publics d’Haïti a été dévolu au paiement de dettes contrôlées par la National City Bank et sa filiale haïtienne. À l’époque, c’est cinq fois le budget des écoles publiques du pays.
Et certaines années, les fonctionnaires américains aux manettes des finances du pays ont davantage dépensé d’argent public pour leur propres rémunérations et frais que pour la santé publique du pays, qui comptait deux millions d’habitants.
“Nous sommes sous la domination totale des Etats-Unis”, s’insurge en 1932 l’avocat haïtien Georges Léger auprès de sénateurs américains. Il leur expose la rancœur qu’inspire aux Haïtiens le contrôle financier et politique de leur pays “pour la seule satisfaction de banquiers new-yorkais”.
Au départ, les gouvernants américains ne veulent rien savoir d’Haïti et refusent catégoriquement de reconnaître son indépendance. En dépit du fait que des Haïtiens s’étaient battus aux côtés des Américains pendant la guerre d’indépendance, les États-Unis mettront près de 60 ans à reconnaître Haïti, redoutant que son exemple n’incite les populations asservies du Sud américain à se soulever contre leurs propres maîtres.
Mais au début du 20ème siècle, à mesure que s’étend leur empreinte géographique sur l’hémisphère, les Américains perçoivent qu’il y a un impératif — et une chance à saisir. Non seulement ils veulent freiner l’influence européenne dans la région, en particulier celle de l’Allemagne, mais ils prennent aussi conscience de ce que la France sait depuis longtemps : il y a beaucoup d’argent à se faire.
Les historiens débattent encore de l’héritage de l’invasion américaine et comment celle-ci a façonné Haïti jusqu’à nos jours. Pour les uns, elle a permis d’imposer de l’ordre dans un pays alors en proie à la violence et aux coups d’État. D’autres soulignent que les Américains ont réprimé toute contestation, tiré sur des manifestants civils, commis nombre d’exécutions extrajudiciaires et imposé de longues périodes de loi martiale.
Certains historiens citent des bénéfices tangibles : la construction d’hôpitaux, 1200 kilomètres de routes nouvelles, l’efficacité accrue de la fonction publique. Mais ils pointent aussi que les Américains ont usé du travail forcé : les soldats attachaient les Haïtiens avec des cordes, les faisaient travailler sans rémunération et tiraient sur ceux qui tentaient de prendre la fuite.
D’autres encore estiment que l’expropriation américaine des terres haïtiennes a provoqué l’une des plus inextricables crises contemporaines de la région, à savoir l’émigration continue des Haïtiens.
Quand des experts des Nations Unies se rendent sur l’île à la fin des années 1940, peu après la fin du contrôle financier américain, ils trouvent une nation appauvrie dont le retard est “encore plus marqué que celui des autres pays et territoires de la région.” La plupart des villes n’ont ni rues pavées, ni éclairage public, ni égouts. À peine un enfant sur six est scolarisé.
Les financiers américains avaient été si obnubilés par le remboursement des prêts d’Haïti — y compris ceux que les États-Unis avaient imposés en dépit d’objections véhémentes — qu’une commission d’enquête sur l’occupation nommée par le président américain Herbert Hoover mettra en doute “la sagesse de cette ligne de conduite”.
“Il aurait sans doute été préférable”, lit-on dans le rapport de la commission publié en 1930, de conserver “plus d’argent à l’intérieur du pays, où l’expérience montre qu’il en a grand besoin.”
Plus d’un siècle après le débarquement des soldats américains, l’ombre des États-Unis plane toujours sur la vie politique haïtienne. Après l’occupation, Washington y a soutenu une série de présidents, dont les Duvalier, dictateurs de père en fils pendant près de 30 ans. Jovenel Moïse, le président assassiné dans sa chambre en juillet dernier, avait lui aussi reçu le soutien public de deux présidents américains, en dépit de l’avalanche de preuves d’abus de son gouvernement et de la colère des opposants à son régime autocratique.
Lors de sa démission l’an dernier, l’envoyé spécial des États-Unis en Haïti Daniel Foote a dénoncé les mauvais traitements subis par des réfugiés haïtiens tombés sous le fouet de gardes-frontières américains. Une autre de ses remarques a fait moins de vagues : il soulignait les conséquences désastreuses de l’ingérence étrangère en Haïti.
“Ce que nos amis haïtiens veulent vraiment, et ce dont ils ont besoin, c’est l’opportunité de tracer leur propre voie, sans que l’étranger ne tire les ficelles”, écrit-il.
‘Défavorable aux intérêts américains’
“Prenons de la hauteur”, conseille en 1826 le sénateur de Caroline du Sud Robert Y. Hayne à ses collègues députés américains. L’indépendance d’Haïti est un sujet que “la paix et la sécurité d’une grande partie de notre Union nous interdit ne serait-ce que d’aborder”.
Haïti, la première nation du monde moderne née de la révolte d’esclaves, inquiète les planteurs esclavagistes du sud des États-Unis depuis bien longtemps. M. Hayne est leur porte-parole idéal : ardent défenseur de l’esclavage, il a vu le jour sur une plantation rizicole et a fait travailler jusqu’à 140 personnes asservies.
Il était procureur général de Caroline du Sud, un état esclavagiste, lors d’une révolte menée par Denmark Vesey, un esclave affranchi originaire des Antilles. Et comme nombre de ses contemporains, M. Hayne est convaincu qu’une reconnaissance d’Haïti — ou ne serait-ce qu’un simple débat sur l’esclavage — reviendrait à “mettre en péril nos intérêts les plus chers”.
“Notre politique concernant Hayti est claire”, énonce-t-il dans son allocution au Congrès. “Nous ne devons jamais reconnaître son indépendance”.
Il faut attendre la Guerre de Sécession, quand les États sudistes quittent l’Union, pour que le président Abraham Lincoln reconnaisse enfin le pays. À ses yeux, Haïti et le Liberia sont des destinations plausibles pour les esclaves américains affranchis, et il en envoie quelques centaines s’y établir.
Au début du 20ème siècle, Haïti est à la croisée de multiples intérêts américains. La mer des Caraïbes le sépare du canal de Panama, alors en construction. À l’est, les États-Unis viennent d’annexer l’île voisine de Porto Rico et, à l’ouest, les plantations sucrières cubaines sont inondées de dollars américains. En République Dominicaine, qui partage la même île qu’Haïti, les taxes sur les importations et exportations sont également sous contrôle américain.
La France exerce toujours une grande influence en Haïti, mais les États-Unis saisissent en 1910 une opportunité d’y prendre pied : la refonte de sa banque nationale.
Cette banque n’a de national que le nom. Contrôlée par un conseil d’administration basé à Paris, elle a été fondée en 1880 par une banque française, le Crédit Industriel et Commercial, ou CIC, et génère des profits faramineux pour ses actionnaires en France. Le CIC contrôle le Trésor public d’Haïti — le gouvernement ne peut ni déposer ni retirer de fonds sans verser de commissions — et les autorités haïtiennes finissent par accuser la banque nationale de fraude et faire emprisonner certains de ses employés.
Pour parer à la méfiance croissante des Haïtiens à l’égard de la banque nationale, les investisseurs français et allemands entreprennent de la refonder avec un nouvel actionnariat. Les États-Unis crient au scandale. Pour le département d’État américain, cette initiative menace non seulement les États-Unis, mais aussi la prospérité et l’indépendance du peuple haïtien.
Un haut fonctionnaire du département d’État fustige en 1910 cet accord “si défavorable aux intérêts américains, si méprisant de la souveraineté d’Haïti” qu’il ne saurait être autorisé par les États-Unis.
Le secrétaire d’État de l’époque, Philander Knox, invite alors à Washington plusieurs représentants de Wall Street pour les encourager à investir dans la banque nationale haïtienne. Quatre établissements américains, dont la National City Bank of New York, achètent une part importante des actions. Une banque allemande monte aussi au capital. La plus grosse part de l’actionnariat demeure toutefois à Paris.
Aucun Haïtien ne détient de participation majoritaire. Une fois de plus, la Banque Nationale de la République d’Haïti est entièrement aux mains de l’étranger.
“C’est la première fois dans l’histoire de nos relations avec les États-Unis que ceux-ci interviennent si ouvertement dans nos affaires”, écrira l’historien haïtien Jean Coradin, ancien ambassadeur aux Nations Unies.
Peu de temps après sa création, la nouvelle Banque Nationale reproduit le schéma de sa prédécesseure : elle prélève des commissions sur les dépôts et les retraits du gouvernement et génère d’importants profits pour ses actionnaires à l’étranger.
La banque accorde aussi un nouveau prêt au gouvernement haïtien. Après déduction des commissions et des profits, Haïti reçoit environ 9 millions de dollars — mais doit rembourser la valeur nominale du prêt, soit près de 12,3 millions de dollars.
Les Haïtiens se demandent alors quels politiciens ont été soudoyés pour qu’un accord aussi néfaste puisse voir le jour. La puissance de la banque est telle qu’un président haïtien demande ouvertement si son pays n’a pas renoncé à son indépendance.
Quant aux actionnaires français, ils ont des raisons de s’inquiéter de la mainmise croissante des États-Unis. La prise d’intérêt des États-Unis dans la banque nationale est le début de la campagne américaine visant à évincer les Français d’Haïti. À la manœuvre, on trouve un homme en particulier.
L’or
Roger Leslie Farnham a été journaliste, puis lobbyiste, avant d’être recruté par la National City Bank en 1911.
Sa mission : promouvoir les intérêts de la banque à l’étranger. Haïti est une de ses premières escales. Il parcourt le pays sur des chevaux de selle qu’il a fait venir du Wyoming et devient vite la première source d’information du gouvernement américain sur Haïti.
Déjà connu à Washington pour avoir œuvré à convaincre le Congrès de choisir Panama pour la construction d’un canal, Farnham connaît bien les arcanes du département d’État. C’est un proche de William Jennings Bryan, secrétaire d’État sous le président Woodrow Wilson.
M. Bryan ne connaît pas grand-chose de la petite nation caribéenne. En 1912, il invite donc John H. Allen, dirigeant à la banque nationale haïtienne et futur vice-président de la National City Bank, à “lui dire tout ce qu’il faut connaître sur Haïti”.
D’après une description de leur échange par M. Allen, M. Bryan est surpris par ce qu’il entend.
“Ma parole, imaginez ça ! Des Nègres qui parlent le français”, s’etonne-t-il.
Bryan a beau avoir affiché une certaine hostilité envers Wall Street lors de campagnes électorales, déclarant qu’on “ne peut pas crucifier l’humanité sur une croix d’or”, il se fie aux conseils de Farnham. Les deux hommes ont fait connaissance à Washington et s’écrivent des télégrammes et autres lettres confidentielles. Leur proximité est telle que M. Bryan se met à solliciter l’approbation de Farnham pour l’embauche de nouveaux collaborateurs au gouvernement.
Farnham profite de cet accès privilégié pour pousser à l’invasion d’Haïti au bénéfice des intérêts commerciaux américains, et agite le spectre d’une mainmise allemande pour s’assurer de l’oreille de Washington. L’emprise de la National City Bank sur Haïti est en pleine expansion et Wall Street se met à geler les fonds qu’elle détient à la banque nationale pour faire pression sur les dirigeants du pays.
Quelques mois plus tard, le département d’État adopte ce qu’il nomme le “Plan Farnham” qui prévoit la mainmise américaine sur les taxes haïtiennes s’appliquant aux importations et aux exportations, une source vitale de revenus pour le pays.
Les Américains ne sont encore qu’actionnaires minoritaires de la banque nationale, mais Farnham fera vite savoir au Congrès que la France est désormais trop accaparée par la Première Guerre mondiale pour diriger l’institution, de sorte que sa “gestion active émane de New York”. Le département d’État élabore un traité basé sur le plan de Farnham, et charge ce dernier de le porter à Haïti.
Le traité fait bondir les députés haïtiens. Ils accusent leur ministre des Affaires Étrangères d’“œuvrer en vue de vendre le pays aux États-Unis” et vont jusqu’à lui porter des “coups violents” qui le forceront à fuir l’Assemblée Nationale “dans une excitation des plus sauvages”, d’après un télégramme diplomatique américain.
La banque nationale sanctionne cet acte de défiance. Elle gèle certains avoirs, déstabilisant davantage un gouvernement haïtien déjà fragilisé par l’insécurité économique et politique du moment. Le pays connaît cinq présidents en l’espace de trois ans au gré de coups d’État dont certains sont financés par des négociants allemands de Port-au-Prince, selon des fonctionnaires américains de l’époque.
Les États-Unis finissent par user de la force. En décembre 1914, après une dernière consultation avec Farnham, le secrétaire d’État Bryan autorise l’opération des Marines qui se saisiront des 500 000 dollars en or.
Le gouvernement haïtien, scandalisé, qualifie l’opération de vol éhonté de fonds d’une banque centrale constituant une “atteinte flagrante à la souveraineté” d’une nation indépendante. Les États-Unis balaient l’accusation, expliquant n’avoir saisi cet or que pour protéger “des intérêts américains qui étaient gravement menacés”.
D’après les historiens, les politiques et les financiers américains n’étaient pas forcément sur la même longueur d’onde. “Les relations entre Wall Street et Washington étaient compliquées”, explique Peter James Hudson, professeur associé d’études et d’histoire afro-américaines à l’Université de Californie et auteur d’un ouvrage sur les agissements de Wall Street dans les Caraïbes. “Il y avait beaucoup de collusion, mais parfois des désaccords”.
M. Bryan hésite parfois sur le rôle à jouer par les États-Unis en Haïti. S’il estime que le pays a besoin de la tutelle américaine, il est peu disposé à être instrumentalisé par Wall Street.
“Une intervention se justifierait sans doute, mais je n’aime pas l’idée d’intervenir par la force pour des motifs purement commerciaux”, fait-il savoir au président Woodrow Wilson.
Farnham accentue cependant sa pression, allant jusqu’à la menace, d’après l’historien Hans Schmidt : si le gouvernement ne prend pas les mesures nécessaires pour protéger leurs intérêts, toutes les entreprises américaines présentes en Haïti quitteront le pays.
Brant finit par écrire au président Wilson qu’il est favorable à une invasion.
“Les intérêts américains sont disposés à rester sur place, dans l’objectif d’acquérir une participation majoritaire et que la banque devienne succursale de la banque américaine”, assure-t-il. “Ils sont disposés à le faire à condition que ce gouvernement prenne toutes les mesures nécessaires pour assurer leur protection”.
‘Le triomphe du loup’
En juillet 1915, une foule ivre de colère traîne le président haïtien hors du consulat de France et l’assassine. C’est la crise politique que redoutait Wall Street, le gel des avoirs et la saisie de l’or ayant gravement fragilisé le gouvernement.
Le jour même, les troupes américaines envahissent le pays.
L’invasion suit un plan précis établi l’année précédente par la Navy, la marine de guerre américaine. Les troupes se saisissent du bureau présidentiel et des bureaux de douane haïtiens en charge des impôts sur les échanges extérieurs.
Les Américains mettent en place un gouvernement fantoche. À l’automne, Haïti signe un traité qui remet aux États-Unis le pouvoir sur ses finances. Les États-Unis envoient des fonctionnaires américains, appelés conseillers mais qui sont en réalitéplus puissants que cela, qui auront la main sur la collecte des revenus et le dernier mot sur chaque dépense.
La loi martiale s’abat sur tout le pays. La presse indépendante est muselée et les journalistes emprisonnés.
Les Américains justifient l’invasion par le fait qu’Haïti était voué à tomber entre des mains européennes, plus particulièrement allemandes.
“Si les États-Unis n’avaient pas endossé cette responsabilité, une autre puissance l’aurait fait”, dira plus tard le secrétaire d’État Robert Lansing, qui a succédé à Bryan un mois avant l’occupation.
M. Lansing est, lui aussi, aveuglé de préjugés racistes. Il a notamment écrit que les populations Noires étaient “ingouvernables” et avaient “une tendance inhérente à revenir à la sauvagerie et à rejeter les chaînes de la civilisation qui irritent leur nature physique”.
Sur bien des points, c’est le racisme qui structure l’occupation américaine. Beaucoup d’administrateurs nommés par les États-Unis sont originaires des États du sud et assument la vision du monde qui est la leur.
En 1919, John McIlhenny est nommé conseiller financier des États-Unis en Haïti avec autorité sur le budget du pays. Héritier de fortune de la sauce Tabasco en Lousiane, il a fait partie des “Rough Riders”, le régiment de cavalerie du futur président Théodore Roosevelt, lors de la guerre hispano-américaine.
Lors d’un déjeuner officiel précédent sa nomination, M. McIlhenny ne peut détacher ses yeux d’un des ministres haïtiens. Il dira plus tard à Franklin D. Roosevelt, autre président américain, que “cet homme aurait pu être vendu 1 500 dollars aux enchères à la Nouvelle-Orléans en 1860, pour servir de géniteur”.
Peu après le début de l’occupation, les Américains entreprennent la construction de routes pour relier l’arrière-pays montagneux d’Haïti à ses côtes. Pour le faire, ils ressuscitent la “corvée”, une loi haïtienne de servage datant du 19ème siècle.
Selon cette loi, les citoyens peuvent être réquisitionnés quelques jours par an sur des chantiers publics à proximité de leur domicile, et en guise de paiement d’impôt. Mais les troupes américaines, assistées d’une police qu’ils forment et contrôlent, enlèvent les Haïtiens de force et les font travailler loin de chez eux sans rémunération. Les plus riches paient pour échapper au servage mais les citoyens pauvres, eux, sont pris au piège.
Pour les Haïtiens, c’est un retour à l’esclavage. Ils se révoltent. Des paysans armés, les Cacos, fuient vers les montagnes d’où ils orchestrent une insurrection contre les forces américaines. Les travailleurs forcés qui parviennent à fuir viennent grossir leurs rangs.
Charlemagne Péralte, un chef Cacos, invoque le premier soulèvement d’Haïti contre la France pour appeler ses compatriotes à “jeter les envahisseurs à l’océan”.
“L’occupation est une insulte à tous points de vue”, peut-on lire sur une affiche placardée sur les murs de Port-au-Prince.
“Vive l’indépendance”, proclame l’affiche. “À bas les Américains.”
La réaction des États-Unis ne se fait pas attendre. Leurs soldats ligotent les travailleurs pour les empêcher de fuir. Quiconque tente d’échapper à la corvée est traité comme un déserteur, et beaucoup sont tués. En guise d’avertissement, les Américains assassinent Péralte et font circuler l’image de son corps ficelé à une porte, comme un crucifié.
Des rapports militaires de l’époque ayant fuité soulignent que le “meurtre systématique des autochtones dure depuis un certain temps”, et a fait 3 250 victimes haïtiennes. Quand le Congrès américain ouvre enfin une enquête sur le sujet en 1921, l’armée américaine minimise à 2 250 le nombre d’Haïtiens tués durant l’occupation. Un chiffre sous-évalué, pour les dirigeants haïtiens. On dénombre aussi jusqu’à 16 victimes parmi les soldats américains.
“C’était un régime militaire sévère, le triomphe du loup”, écrit en 1936 le journaliste et diplomate haïtien Antoine Bervin.
Les premières années de l’occupation voient peu de retombées économiques pour Haïti. Les conseillers américains nommés par le président des Etats-Unis prélèvent jusqu’à 5 % des revenus publics en salaires et frais divers. Il arrive que leur rémunération dépasse le budget réservé à la santé publique dans le pays, qui compte alors environ deux millions d’habitants.
En 1917, les États-Unis exigent de l’Assemblée Nationale d’Haïti qu’elle ratifie une nouvelle constitution permettant aux étrangers de posséder des terres. Depuis l’indépendance, la propriété foncière est proscrite aux étrangers, à la fois pour marquer la liberté des Haïtiens et pour se prémunir d’une invasion.
Comme les députés refusent, le Général Butler emploie ce qu’il appelle des “vraies méthodes de Marines”. Les soldats américains font irruption dans l’Assemblée Nationale et dispersent les députés manu militari. Les Américains ont les mains libres pour faire passer une nouvelle constitution que Franklin D. Roosevelt assurera, lors d’une campagne électorale, avoir lui-même rédigée .
Des milliers d’hectares de terres sont loués par des entreprises américaines pour en faire des plantations. Les agriculteurs sont forcés de choisir entre servir de main d’œuvre bon marché chez eux ou émigrer vers les pays voisins dans l’espoir de meilleurs salaires. La Haitian-American Sugar Company se vante auprès de ses investisseurs de ne payer en Haïti que 20 cents par journée de travail, contre 1,75 dollars à Cuba.
Pour les femmes et les enfants, la paie est encore moindre — 10 cents par jour, selon l’historienne haïtienne Suzy Castor.
Les agriculteurs chassés de leurs terres partent pour Cuba et la République Dominicaine. C’est l’effet le plus durable de l’occupation américaine, selon certains historiens : l’émigration de masse d’Haïtiens vers d’autres pays des Amériques.
“C’est le legs principal”, confirme Weibert Arthus, historien et ambassadeur d’Haïti au Canada.
Comme l’avait prévu le secrétaire d’État Bryan dans sa lettre au président Wilson avantl’invasion, Farnham ne se satisfait pas d’une simple portion de la banque nationale d’Haïti. Avec le concours du département d’État, il orchestre sa prise en main totale. Dès 1920, la National City Bank possèdera toutes les actions de la banque, d’une valeur de 1,4 million de dollars, et succède ainsi à la France comme puissance financière dominante en Haïti.
La banque nationale désormais à sa botte et l’armée américaine assurant la protection des intérêts américains, Farnham se comporte en envoyé spécial du gouvernement des États-Unis, allant jusqu’à se déplacer en navire de guerre américain, notent les historiens.
“La parole de M. Farnham supplante celle de tout autre sur l’île”, constate James Weldon Johnson, secrétaire exécutif de la National Association for the Advancement of Colored People, une organisation américaine de défense des droits civiques, lors de sa visite sur Haïti en 1920.
Farnham ne cache pas non plus ses opinions au sujet d’Haïti et de son peuple.
“On peut apprendre à l’Haïtien à devenir un travailleur de qualité et efficace”, explique-t-il aux sénateurs qui enquêtent sur l’occupation américaine. “Si les militaires le laissent tranquille, il est aussi paisible qu’un enfant et tout aussi inoffensif”.
“De fait”, continue-t-il, “il n’y a aujourd’hui que des grands enfants”.
‘Haïti ne veut pas de ce prêt’
Cinq ans, les dirigeants américains pressent Haïti d’emprunter auprès de banques new-yorkaises pour régler ses dettes. Et pendant cinq ans, Haïti refuse.
“Haïti ne veut pas de ce prêt, Haïti n’a pas besoin de ce prêt”, écrit Pierre Hudicourt, un avocat haïtien qui représente le pays lors de négociations sur la dette.
Les Haïtiens savent très bien qu’un nouveau prêt ne ferait que renforcer l’autorité des conseillers financiers américains qui dictent à distance l’avenir du pays. McIlhenny, l’héritier de l’empire Tabasco nommé conseiller financier, perçoit de confortables revenushaïtiens alors qu’il vit la plupart du temps sur sa plantation d’ananas en Louisiane. Et qu’il n’hésite pas, si des hauts responsables haïtiens lui tiennent tête, à suspendre leurs salaires.
En 1922, les États-Unis décident d’imposer un prêt de Wall Street. Lassés par la résistance des Haïtiens, ils installent à la présidence Louis Borno, un habile politicien favorable à l’occupation.
Borno est un admirateur de Mussolini qui aspire à un idéal fasciste de développement accéléré d’Haïti sous contrôle américain, d’après les historiens. Il a écrit notamment que l’invasion “nous est arrivée alors que nous étions au bord d’un gouffre sanglant, et nous a sauvés”. Quelques semaines après sa nomination, il donne son feu vert à un prêt en provenance de New York.
C’est la National City Bank, propriétaire de la banque nationale d’Haïti par l’intermédiaire d’une filiale, qui émet ce premier prêt, non sans avoir obtenu au préalable la garantie que les États-Unis administreront les finances haïtiennes jusqu’à son remboursement. La banque finit ainsi par contrôler la quasi-totalité de la dette extérieure du pays.
Tout comme au 19e siècle, Haïti est souvent trop endetté pour investir au bénéfice de son propre peuple. Borno lui-même fait remarquer un jour aux pontes de la National City Bank à New York qu’Haïti rembourse plus rapidement sa dette que ne le font les États-Unis pour la leur.
Cette situation se prolongera même au-delà du krach boursier de 1929 et des ravages sur l’économie qui s’ensuivent. Les années d’austérité provoquent un mécontentement généralisé et le pays est fortement touché par la chute du cours du café dont il est très dépendant. Des manifestations éclatent contre les Américains et l’administration Borno qui leur est soumise.
Les étudiants s’insurgent contre le retrait des bourses. À Port-au-Prince, les douaniers prennent d’assaut leur lieu de travail pour exiger de meilleurs salaires. Dans la ville des Cayes, un millier de fermiers manifestent pour dénoncer leur conditions de vie à la limite du supportable. Un détachement de vingt Marines américains affronte la foule et fait une douzaine de morts. C’est ce qu’on appellera le massacre des Cayes.
Face à l’indignation internationale, les États-Unis se résignent à un retrait.
Les dernières troupes américaines quitteront Haïti cinq ans plus tard, en août 1934. Les États-Unis maintiendront encore 13 ans leur contrôle financier, jusqu’à ce qu’Haïti achève de rembourser ses dettes envers Wall Street.
La part de responsabilité des États-Unis dans l’instabilité chronique d’Haïti demeure une source d’âpres désaccords.
Pour certains historiens, ce sont les tout premiers paiements exigés par la France pour punir Haïti de son indépendance qui sont la cause du sous-développement du pays. Pour d’autres, ce sont plutôt les pratiques de détournement de fonds publics à des fins personnelles qui sont à blâmer. Beaucoup s’accordent à dire que l’envoi de ses revenus à l’étranger par Haïti pendant près de 130 ans a eu un effet irréversible, sapant dès ses débuts sa capacité à construire la nation.
“Cette succession de débâcles financières est, en partie, responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement”, estime James Hudson, de l’Université de Californie, notant que l’occupation américaine fut un “coup psychique” qui a entravé l’indépendance d’Haïti pendant de longues années.
“Je pense que c’est aussi déterminant que n’importe quel type de perte financière”, conclut-il.
Ont contribué à ce reportage : Harold Isaac à Port-au-Prince, Sarah Hurtes à Brussels, Kristen Bayrakdarian à New York, et Audrey Kolker à New Haven.