Comment faire le “rebranding” de la marque Haïti ?

Par Claude-Bernard Célestin

Il y a 107 ans, à pareille époque, notre nation vivait des jours noirs qui conduiront à notre perte de souveraineté, 112 ans après la glorieuse bataille de Vertières qui faisait de nous des hommes et femmes libres.

En 2022 et particulièrement en ce mois de juillet 2022, les gangs sont plus forts et plus menaçants que jamais conquérant, sans résistance des forces armées publiques, des espaces stratégiques de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. Ils sont peut-être en passe de rééditer cette triste partie de notre histoire d’il y a 107 ans.

Depuis la création de l’État d’Haïti, des hommes politiques assoiffés de pouvoir alimentent des groupes armés pour s’accaparer du pouvoir ou garder leur pouvoir. Historiquement, quelques hommes d’affaires locaux se joignaient à eux pour protéger ou consolider leurs affaires. Dans ce passé, des hommes d’affaires étrangers, des diplomates et des services d’intelligence de puissances impérialistes ont souvent eu les mains trempées mais cependant cachées dans les turpitudes haïtiennes.

Aujourd’hui, avec la complicité de dirigeants haïtiens, ces puissances impérialistes sont plus que jamais maîtres chez nous et décident de notre quotidien et de notre avenir. Elles décident ou valident qui devient président, premier ministre ou directeur de la police nationale, de ce qu’il faut à Haïti comme force armée et armes, entre autres. En juillet 2022, à travers le renouvellement de la triste BINUH, elles se félicitent de leur participation à la déchéance haïtienne. Sans déresponsabiliser les Haïtiens qui n’ont pas su prendre leur destin en main, et les dirigeants haïtiens qui ont laissé faire en faisant leur beurre, la responsabilité et la culpabilité de ces puissances impérialistes dans la crise haïtienne est évidente.

Dans l’Haïti des 3 dernières décennies, de temps à autre, les gangs créés par des politiciens et supportés par des hommes d’affaires puissants s’entretuent pour le pouvoir et l’argent et dans l’exercice pillent et massacrent en toute impunité des citoyens paisibles.

Depuis 2018, curieusement, depuis que bon nombre d’Haïtiens réalisent comment des nationaux, seuls ou associés à des étrangers, pillent les ressources nationales, les gangs ont trouvé un nouveau souffle. Avec la bénédiction et/ou la complicité de ceux qui détenaient le pouvoir politique à l’époque, ils ont commencé à parader dans les rues et à exhiber leur artillerie et leur capacité de nuisance. Les massacres et les déplacements de populations depuis se multiplient en divers coins du pays notamment dans la grande région métropolitaine de Port-au-Prince. Cité Soleil, La Saline, Bel-Air, Carrefour-Feuilles, Bolosse, Martissant, Fontamara, Croix-des-Bouquets, Torcelle, Pernier, Tabarre, Butte Boyer, Damien, Lilavois sont autant de quartiers parmi d’autres qui ont subi la violence des groupes armés et qui se sont dépeuplés.

Depuis 2019, le kidnapping fait aussi rage. Comme Hérold Jean-François, journaliste, directeur de radio Ibo et écrivain, aime souvent à le rappeler, une telle activité qui consiste à priver quelqu’un de sa liberté, n’aurait jamais dû se pratiquer en Haïti, si les Haïtiens étaient conscients qu’Haïti est essentiellement et avant tout synonyme de terre de liberté et de respect des droits fondamentaux des humains.

Ce devrait être l’identité de la marque Haïti. Ce pourrait aussi être notre promesse de marque si l’on se met dans le champ marketing puisqu’Haïti est, comme toutes les autres nations du monde, une marque. Cela sous-entend qu’elle a des valeurs particulières qui la définissent et qu’elle souhaiterait voir adopter par d’autres nations. Cette marque a aussi des produits matériels et immatériels comme sa culture à vendre au monde ou à partager avec elle. Cette marque a aussi besoin d’attirer chez elle des visiteurs, des étrangers de qualité, des investissements intéressants, des compétences et un savoir-faire qui lui permettront d’avoir meilleur image dans le monde et d’offrir un mieux-être à ses habitants.

Que vous partagiez ou non l’opinion argumentée de l’économiste et politologue Joseph Harold Pierre qui croit que les investissements directs étrangers seront importants à attirer pour financer le développement d’Haïti, vous admettrez cependant que la marque Haïti envoie une odeur nauséabonde, une image méprisable et pitoyable et mérite une opération de “rebranding”.

Par Rebranding, nous entendons le repositionnement stratégique de la marque. L’idée est de changer de perspective, d’opérer des changements profonds pour donner une autre orientation et image à la marque.

Cela impliquera des choix difficiles. Mais il n’y a pas de choix. Pour répéter l’historien Michel Soukar, “il faut mettre de l’ordre dans la maison “. Mettre de l’ordre dans une maison n’est jamais simple. C’est une opération qui fera face à une certaine résistance ou une résistance certaine puisqu’elle demandera des changements de mentalités, d’attitudes, d’approches et de comportements.

Les populations de Cité Soleil et Bel-Air, en ce mois de juillet 2022, revivent l’horreur avec une intensité à nulle autre pareille. À Cité Soleil, au cours des derniers jours, la représentation des Nations-Unies dans le pays et le RNDDH, une organisation de défense des droits de l’homme rapportent que le bilan des victimes approche le chiffre de 600. Au Bel-Air, le nombre des morts n’est pas connu parce qu’il est impossible à date d’y pénétrer. Mais les balles assassines atteignent de nombreux paisibles habitants d’autres quartiers proches. Un article dans l’édition du journal Le Nouvelliste du 26 juillet 2022 en parle. Le Bel-Air est pourtant à 1 minute en voiture du Palais National, du quartier général des Forces Armées d’Haïti, de la direction départementale de la police nationale et du siège du ministère de l’intérieur. Pourtant, l’Etat n’a rien fait pour venir en aide aux résidents du Bel-Air. À croire que ces groupes armés peuvent aussi bien se saisir de ces lieux de pouvoir tout comme ils ont pillé et saccagé le tribunal de première instance de la capitale.

Tout cela dans l’indifférence de ceux qui se partagent le pouvoir politique mais aussi dans l’indifférence des pays qui se disent hypocritement amis d’Haïti et champions des droits de l’homme.

Au cours des 3 dernières années, de nombreux chefs de gangs ont été tués mais la justice haïtienne n’a encore tenu même pas un seul procès de gangsters et complices. La règle de cette association criminelle et répugnante semble être l’élimination systématique de ceux qui se font prendre ou deviennent gênants. Et ainsi, le macabre business peut continuer à prospérer.

Qui paiera pour les massacres du passé récent , des nouveaux carnages et des crimes spectaculaires orchestrés à des fins d’intimidation?

Qui paiera pour avoir armé les gangs?

Qui paiera pour avoir fait fortune dans le commerce des armes qui sème la mort au pluriel, endeuille des familles, génère des milliers d’orphelins, provoque des centaines de milliers de réfugiés?

Qui paiera pour avoir semé et nourri le venin de la haine dans le cœur de certains Haïtiens?

Qui paiera pour avoir commandé ces armes qui déstabilisent le pays, asphyxient l’économie et alimentent le kidnapping, seule industrie florissante qui décapitalise de nombreuses familles notamment de la classe moyenne?

Qui en Haïti et à l’étranger paiera pour avoir délibérément fermé les yeux sur ce commerce?

Qui paiera pour avoir fédéré les gangs?

Qui paiera pour avoir refusé de porter assistance à la population haïtienne qu’on tue, assassine, décapitalise et pousse à l’exil?

Qui paiera pour avoir pensé et orchestré ce chaos?

Qui paiera pour avoir failli à ses devoirs de protéger la population haïtienne?

Qui paiera pour avoir englouti et gaspillé mois après mois, année après année, le budget d’intelligence de la sécurité publique et de la défense nationale, permettant cette déliquescence de l’État et l’assassinat aisé à l’aube du 7 juillet 2021 d’un président de la république en sa résidence et sans aucune résistance des forces?

Les responsables de ces crimes sont nombreux.

Dans toute société qui veut aller mieux, la reddition des comptes est sacrée et un passage obligé vers un meilleur lendemain. L’identification des coupables et les sanctions de toutes sortes qui les frappent sont un des outils marketing de la société pour défendre et vendre des valeurs, communiquer les interdits. En Haïti, nous devrons aussi passer par là, je pense. Et au plus tôt!

Peut-être que chaque famille a son voyou, son bandit qu’il veut protéger à tout prix. Mais qu’il s’agisse de votre père, de votre mère, de votre fille, de votre fils, de votre beau-père ou de votre belle-mère, de votre gendre ou de votre bru, de votre époux ou de votre épouse, de votre copain ou de votre copine, de votre oncle ou de votre tante, de votre nièce ou de votre neveu, de votre meilleur ami ou de votre bienfaiteur, quel qu’il soit, s’il a été partie prenante à cette association de malfaiteurs, il devra payer pour ses actes. Il est peut-être utopique d’espérer que des membres d’une famille dénonceront un autre membre de la famille qui serait un délinquant ou qui se serait momentanément erré. Ce n’est pas dans notre culture. D’autant plus si vous êtes associés à ou bénéficiaires même indirects de ces crimes. Mais il est bon de rappeler ceci aux oranges saines d’un panier contenant des oranges pourries. Votre survie tient à 2 actions: soit vous sortez du panier, soit vous en chassez les oranges pourries. Autrement, vous pourrirez et périrez tous ensemble.

Il en est de même lorsque vous avez une jambe ou un organe de votre corps qui pourrit. Vous avez le choix de l’amputer ou de l’extraire de vous. Autrement, vous mourrez. La société haïtienne est aujourd’hui confrontée à ce dilemme, ce choix cornélien: faire le ménage en son sein ou laisser la saleté l’anéantir.

De même, chaque secteur d’activités, chaque profession ou chaque corps de métier a ses voyous ou ses bandits et devra être encouragé à faire le ménage en son sein pour éviter la destruction de l’image de l’ensemble du secteur, de la profession ou du corps de métier.

Il n’est pas possible de laisser à la police et à la justice seulement la responsabilité de policer et de réguler la société. Deux (2) proverbes créole : “ chimen bouton sé chimen maleng” et “si pa gen sitirè pa gen vòlè “ sont très appropriés à la réalité haïtienne du moment. Si les familles, les écoles, les églises et toutes autres institutions sociales exercent leurs fonctions efficacement, nous arriverons certainement à des individus de meilleure qualité, avec un niveau élevé d’intégrité, d’honnêteté et de moralité. Chaque individu, chaque famille, chaque association, chaque corps de métier et chaque profession a le devoir de jouer le rôle de protecteur de la société et de la paix commune.

Ces mots me font penser au livre du professeur Henri Dorléans “ Change toi toi-
même et change ton pays” ( en version française) ou “ Chanje tèt ou e chanjé péyi w” ( en version créole). Le professeur Dorléans, dans cet ouvrage, plaide pour un changement collectif via des changements individuels. Le professeur invite chacun à se bonifier et à donner le meilleur de lui. D’où l’initiative “Haïti mérite le meilleur de moi” (mouvement HM3) que portent le professeur et de nombreux autres adeptes.

Pour retrouver un statut de peuple digne et fier, il faut à tout prix éviter le déni. Il nous faut un diagnostic complet et objectif de la situation et adopter les solutions réalistes, pragmatiques et adaptées.

À mon avis, nous sommes condamnés à la justice et à la sanction sans complaisance de ces horribles crimes. Pour donner un signal de changement et de rupture avec l’ordre ancien, avec ces attributs contraires à l’essence de ce que devrait être la marque Haïti.

Personnellement, je suis non violent et préfèrerait une sortie de crise non violente. Mais la solution qui sera choisie résultera du jeu de tous les acteurs en présence. Le dialogue est un jeu, me rappelle un texte du professeur chercheur et écrivain Jean Antoine Mathias Lauréus qu’il m’a communiqué en début de semaine. Un jeu rappelle t-il qui n’est pas toujours approprié et convenable aux aspirations de certains acteurs.

Ce que nous vivons est très susceptible d’exacerber les sentiments de colère et de haine et d’ajouter de l’huile au feu de la violence qui se propage de façon alarmante.

Je préférerais une option où la justice triomphe sur la vengeance et où la prison devient un espace punitif et de sanction mais aussi un espace de conversion et de transformation de l’individu malhonnête à un individu ayant la crainte de la malhonnêteté et de la sanction sociale. Le mal est un excellent marketeur qui cherche à séduire chacun de nous. Il n’est pas facile de lui échapper.

Mon intention ici n’est pas de débattre avec l’écrivain et philosophe français Jean-Jacques Rousseau qui disait : “ l’homme naît bon, c’est la société qui le corromp”. Je suis plutôt d’avis que tout homme naît avec les bons et les mauvais sentiments. C’est à chaque homme de se battre pour repousser les tentations malsaines et cultiver les sentiments nobles. De même, c’est à la société de mettre en place des règles, des balises, des interdits, un code et des sanctions pour protéger chaque individu et la société des ravages que le mal peut engendrer.

Personnellement, je suis un idéaliste et j’aspire à vivre dans une société de paix où chaque individu est valorisé, rétribué convenablement et placé en situation de jouir de sa liberté et de donner le meilleur de lui-même tout en respectant les droits des autres d’une manière à ne pas fragiliser et mettre en péril l’écosystème dans lequel il évolue.

Je crois à la possibilité de la création d’un autre monde et d’une autre Haïti et d’autres Haïtiens. Une Haïti fière, digne, exemplaire et modèle pour l’humanité comme nos ancêtres ont changé la face du monde en 1803. Une Haïti meilleure que celle qu’ils nous ont légué avec des Haïtiennes et Haïtiens en quête constante d’excellence, d’amélioration de leur corps, et d’enrichissement de leur esprit et de leur âme.

C’est ce en quoi je crois et c’est mon combat sur cette terre.

Claude-Bernard Célestin
28 juillet 2022

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